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Nos Lecteurs ont la Parole

Mumtaz


Avec ses yeux en amande et son « bindi » rouge et rond entre les sourcils, elle m’accompagnait chaque matin à l’école. Elle ne me laissait jamais devant sa porte d’entrée ; sa photo était collée sur la face arrière de mon cartable d’écolier bourré de livres que j’empoignais souvent de mes deux mains. Par temps de pluie, quand l’eau commençait à perler, par petites gouttes, sur mon visage, je portais mon cartable en serrant fort sa photo contre moi pour protéger ses yeux et son « bindi » de l’eau. Mumtaz était mon idole pendant longtemps : tous les dimanches, j’étais à la recherche de cinémas qui projetaient ses films pour admirer, dans la salle d’entrée, ses photos protégées par une vitre en verre. J’observais son doux visage, je caressais ses yeux et son « bindi » derrière la vitre avec un sentiment de frustration, car je ne possédais pas la somme d’argent nécessaire pour entrer dans la salle pour voir Mumtaz chanter et danser.

Pour rien au monde je n’aurais raté le film de Mumtaz Brahmachari, à l’affiche au Grand Théâtre des Mille et Une Nuits transformé en salle de cinéma : le Teatro al-kabir, au centre-ville de Beyrouth, devenu théâtre de combats au commencement de la guerre civile. L’accès au cinéma présentait un grand risque. Je parcourais un chemin périlleux, long, difficile et tortueux. Des signalisations sur des pancartes en carton indiquaient la présence des tireurs embusqués isolés. En suivant les flèches dessinées sur les murs, je me retrouvais enfin dans l’immeuble hébergeant le cinéma en rez-de-chaussée, sous les arcades qui abritaient le trottoir vidé de ses passants, protégé par une fragile barricade de sacs de sable

Une ambiance bizarre, étrange et intrigante régnait dans la salle sans âme, sombre, qui sentait l’abandon et la poussière, éclairée par la lumière du jour d’un disque d’aération installé au plafond. Les spectateurs y étaient dispersés, certains portaient des armes à feu, d’autres étaient béquillés ou plâtrés au niveau de la main. Après que le disque d’aération se fut fermé, le film débuta.

Pour la chanson Aajkal Tere Mere Pyar ke Charche, la musique était extrêmement rythmée. L’orchestre commença avec la guitare, puis à l’accordéon, au saxophone et au piano joués à tour de rôle par Shammi Kapoor. Je restai bouche bée quand Mumtaz, avec son bracelet de bras en or, entra en scène au centre de la grande salle, faisant onduler ses bras et bouger ses hanches avec l’emblématique coiffure gonflée avec un chignon bas à l’indienne, drapée dans un sari orange vif moulant avec un ourlet à volants et des bordures dorées qui étincelaient à chaque mouvement de son corps. Ses boucles d’oreilles, chandelier en or, et son collier ras-du-cou illuminaient la beauté de ses yeux dont le contour était souligné par un trait de khôl noir intense qui s’étirait comme deux ailes aux extrémités, sublimant ainsi son regard en le rendant profond, velouté, intense et lumineux en donnant l’impression que ses yeux pouvaient s’envoler en un battement de cils. Ébloui par sa beauté, captivé et ensorcelé par l’expression du corps de Mumtaz, je la regardais danser en bougeant sur le siège au gré de ses mouvements de danse hypnotiques.

Soudain, un tumulte s’éleva dans la salle, des spectateurs commencèrent à crier : « Atcheh (coupure), Abou Khalil », « Atcheh (coupure), Abou Khalil », pour attirer l’attention du projectionniste qui se trouvait dans la salle installée au second balcon, Shammi et Mumtaz s’effacèrent de l’écran, et le film Brahmachari disparut au profit d’une séquence de film à caractère pornographique dans un vacarme assourdissant. Assis dans le siège, je trépignais des pieds depuis un moment, le retour de Mumtaz tardait ! Brusquement, la salle s’éclaira, des miliciens avec des armes à feu entrèrent et tirèrent en l’air. Paniqué, je ne savais pas où me cacher.

Accusés d’avoir des goûts dépravés, les spectateurs, à l’exception des blessés et ceux qui portaient des armes dans la salle, se retrouvaient une nouvelle fois dans un camion militaire, direction la plage de Ramlet el-Baïda, pour remplir des sacs de sable en toile de jute qui serviraient à créer des barricades fortifiées. J’étais parmi eux, submergé par un sentiment de honte, miné d’inquiétude. Je subissais la raillerie des baigneurs. Sous un soleil de plomb, je remplissais des sacs en dégoulinant de sueur sous le regard menaçant des miliciens qui me rabrouaient sans ménagement à chaque fois que je les implorais pour une pause ou demandais un verre d’eau. La nuit, vaincu par la fatigue, je dormais habillé et chaussé, couvert de sable. Ma seule consolation de la journée était d’avoir fait un rêve : sur la plage de Ramlet el-Baïda, son sable transformé en piste de danse, Mumtaz m’avait dessiné un « tilak », une marque porte-bonheur, sur le front avec son doigt en m’embrassant sur les yeux. Elle dansa avec moi en me tenant par la main puis me quitta en laissant les traces de ses pas de danse sur le sable de son éphémère passage. C’était ma dernière séance de cinéma au Grand Théâtre des Mille et Une Nuits : la guerre le transforma en Grand Théâtre des mille et un regrets.

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Avec ses yeux en amande et son « bindi » rouge et rond entre les sourcils, elle m’accompagnait chaque matin à l’école. Elle ne me laissait jamais devant sa porte d’entrée ; sa photo était collée sur la face arrière de mon cartable d’écolier bourré de livres que j’empoignais souvent de mes deux mains. Par temps de pluie, quand l’eau commençait à perler, par...

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