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Culture - Entretien

Ali Cherri : Pour pouvoir changer notre monde, il faut s’autoriser à en imaginer un autre

Il est sur trois fronts en ce moment. Et cela sied bien au caractère protéiforme de son œuvre dont l’essence politique se dissimule sous une enveloppe poétique et parfois même fantastique. Entre la Biennale de Venise où il vient de remporter le Lion d’argent, la Quinzaine des réalisateurs où son premier long métrage « The Dam » a été sélectionné et la National Gallery de Londres qui accueille, à l’issue d’une résidence, son exposition « If you prick us, do we not bleed », Ali Cherri commente pour « L’Orient-Le Jour » ces étapes-phares de son œuvre, ainsi que les thèmes et les problématiques autour desquels celle-ci s’articule.

Ali Cherri : Pour pouvoir changer notre monde, il faut s’autoriser à en imaginer un autre

Ali Cherri, « The Toilet of Venus (The Rokeby Venus) after Velazquez », 2022. Courtoisie de l’artiste et d’Imane Farès, Paris. Photo © The National Gallery

Votre premier contact avec l’art…

C’est en 1990, la première fois où j’ai mis un pied dans un musée. Je n’avais jamais eu la possibilité de le faire avant cela puisque je suis né en 1976, soit au tout début de la guerre. En 1990 donc, le musée national avait rouvert pour quelques mois avant qu’il ne soit refermé pour des travaux de rénovation. L’école nous avait emmené visiter ce musée qui était vide à l’époque, et portait encore les stigmates de la guerre. Toutes les pièces avaient été protégées par des blocs de ciment. Au lieu de voir ces objets, il y avait des photos sur chaque bloc qui se chargeaient de raconter ce qu’ils renfermaient. Les pièces avaient disparu et n’étaient plus que des images en représentation. Plus globalement, le musée national était lui-même devenu les ruines au lieu d’en être le réceptacle ; et c’est cela-même qui m’avait profondément marqué. En ce sens, l’idée même que le musée national ait agi à l’époque comme pour une ligne de démarcation, et que sa fonction ait été altérée est aussi quelque chose qui m’avait interpellé et contribué à la construction de mon imaginaire. D’ailleurs, toute cette visite, cette première fois, a été une expérience fondatrice par rapport à mon œuvre et ce que j’interroge aujourd’hui : les questions de la violence, de l’écriture de l’histoire, de la production de narrations historiques, des pratiques muséales et de la relation de confiance envers ce que les musées nous disent. Il fallait pas mal de foi pour croire qu’à l’intérieur de ces boîtes de béton, il y avait telle ou telle relique.

Ali Cherri, « Self Portrait at the Age of 63 after Rembrandt », 2022. Courtoisie de l’artiste et d’Imane Farès, Paris. Photo © The National Gallery

Votre attrait à la mythologie

Ce qui m’intéresse particulièrement dans ce que j’appelle les sciences du commencement, c’est l’écriture de l’histoire qui parfois peut être mythique ou même mythologique. Cela provient sans doute de mon expérience de la guerre civile libanaise et en l’occurrence cette incapacité à produire un récit historique sur lequel nous sommes tous d’accord. Je vois l’histoire comme une construction, certes, mais qui peut facilement être entremêlée avec l’imagination et l’imaginaire. En ce sens, il est évident qu’à travers la mythologie, c’est la réalité des peuples que l’on raconte, sauf que celle-ci est métaphorique, imagée et souvent imaginaire. Ces sciences-là ouvrent la possibilité d’évoquer l’histoire sans qu’elle ne passe nécessairement par la vérité historique des historiens. Et c’est particulièrement cette frontière poreuse entre la réalité et la fiction qui m’intéresse.

Ali Cherri, « The Adoration of the Golden Calf after Poussin », 2022. Courtoisie de l’artiste et d’Imane Farès, Paris. Photo © The National Gallery

Votre regard sur les notions de progrès et d’utopie

J’aime beaucoup l’idée d’utopie et de l’eldorado, et particulièrement la possibilité de dire qu’un autre monde peut exister et qu’il suffit de pouvoir l’imaginer pour le faire exister. À titre d’exemple, je crois que l’un des attributs des régimes autoritaires est qu’ils colonisent l’imagination à tel point que les peuples en question ne s’autorisent même plus à concevoir une autre possibilité. D’où ma conviction profonde qu’en libérant son imaginaire de l’oppression des systèmes, on peut changer la réalité. C’est dans cette optique que ma notion de progrès et d’utopie relève d’un projet politique. Après, même si mon travail est fondamentalement politique, je tente de ramener la poésie et la littérature comme stratégie politique de changement. Ce n’est pas pour autant que je suis activiste. À mon avis, l’artiste ne peut pas être activiste car cela impliquerait qu’il croit en une seule vérité pour laquelle il doit batailler. Je privilégie les nuances et la propension de l’art à complexifier la réalité, en montrant notamment que le bien et le mal peuvent exister en même temps.

Ali Cherri : Rendre visible la violence effacée. Photo © Ali Cherri

Votre installation à la 59e édition de la Biennale de Venise

Tout le travail que je fais depuis mes projets The Disquiet, The Digger, The Dam, et là, mon installation vidéo à la Biennale de Venise, Of Men and Gods and Mud, s’articule autour du paysage de violences. J’interroge en fait la manière dont la violence peut s’inscrire dans la terre, les éléments et les corps ; dont elle se traduit dans une matérialité. Le fait d’avoir survécu à la guerre civile sans avoir gardé une trace physique de toute cette violence m’a sans doute incité à m’interroger sur comment cette violence peut être ailleurs.

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Les œuvres de Ali Cherri conversent avec la collection de la National Gallery à Londres. Photo © The National Gallery

Mais là, je suis à la recherche d’une façon de rendre visible ces traces qui ont été avalées par la terre en quelque sorte. D’ailleurs, j’abordais cette problématique dans ma monographie Earth, Fire, Water : en scrutant les éléments, ceux-ci nous servent de porte d’entrée pour comprendre les enjeux politiques et sociétaux. C’est ainsi que je me suis intéressé à la boue, et donc à l’eau. Et c’est la raison pour laquelle je me suis rendu au bord du Nil pour la première fois en 2017, et c’est par hasard que j’y ai rencontré les briquetiers autour desquels j’ai construit l’installation à Venise, et aussi mon film The Dam, qui est une fable politique tournée pendant la révolution soudanaise. Leur travail consiste entre autres à extraire de l’eau le limon, qui sert à la fabrication des briques. La rencontre de l’eau et de la terre est quelque chose qui m’a immédiatement interpellé, d’autant plus que cette idée revient dans les mythes fondateurs. Dans toutes les cultures, ce mélange de l’eau et de la terre est le point de départ de la vie, de la création. D’ailleurs, les premiers objets créés par l’homme étaient faits d’argile. Celle-ci est un condensé de l’histoire et de l’imaginaire et elle conserve le temps en elle.

Ali Cherri, « Of Men and Gods and Mud », 2022. Captures vidéo © Ali Cherri

Votre solo show « If you prick us, do we not bleed » à la National Gallery

J’ai été invité par la National Gallery pour une résidence à l’issue de laquelle je devais produire des œuvres qui rentreraient en dialogue avec leur collection. C’était quelque chose d’intimidant au départ, d’autant que je me suis demandé ce que je pouvais bien rajouter à cette collection, ou dire de plus que ce que les experts savent déjà. J’ai donc commencé par plancher sur les archives de la National Gallery, puisque j’avais mon atelier dans leurs locaux, et j’ai découvert plusieurs œuvres qui avaient été vandalisées, notamment Vénus à son miroir de Velasquez que je connaissais déjà. En ce sens, je me suis intéressé à l’idée de regarder le musée comme un espace politique de contestation, ainsi que l’émergence de la violence dans cet espace muséal. D’ailleurs, l’idée de la blessure est quelque chose de très récurrent dans mon œuvre et ma vie personnelle. Ce qui me fascine dans cette notion, c’est qu’elle est le point de rencontre entre le monde extérieur et l’intériorité. Pour revenir aux tableaux vandalisés, la National Gallery a conservé toutes les coupures de presse évoquant ces incidents et, à chaque fois, je me suis rendu compte que les médias parlaient de ces attaques comme si elles avaient lieu sur des corps humains.

Ali Cherri, « The Madonna of the Cat (La Madonna del Gatto) after Baroccio », 2022. Courtoisie de l’artiste et d’Imane Farès, Paris. Photo © The National Gallery

Pour chaque tableau fragilisé ou mis en danger, c’est tout un vocabulaire presque médical qui était employé, faisant référence aux toiles comme à des corps violentés, à une chaire scarifiée dont on doit prendre soin. Par-delà le vandalisme en soi, je me suis penché sur la réponse des musées à ce vandalisme. Dans le cas de la National Gallery, ils ne publient jamais d’images d’œuvres vandalisées et c’est à peine si cela est évoqué de leur part. La prouesse des restaurateurs devient d’invisibiliser ces scarifications le plus vite possible, et de l’effacer ainsi de l’histoire. Dans mon projet, je voulais justement opposer une autre pensée qui stipule qu’on ne peut pas gommer cette violence, puisqu’elle fait partie de l’histoire de l’œuvre et de notre histoire plus globalement. Je considère que l’aura d’une œuvre est également altérée lorsqu’elle subit une violence. J’ai donc choisi cinq tableaux qui ont été vandalisés et j’ai créé un cabinet de curiosités comme une traduction 3D de ces toiles, où l’histoire de la violence fait partie de l’œuvre. C’était ma tentative de rendre visible cette violence effacée.

Votre premier contact avec l’art…C’est en 1990, la première fois où j’ai mis un pied dans un musée. Je n’avais jamais eu la possibilité de le faire avant cela puisque je suis né en 1976, soit au tout début de la guerre. En 1990 donc, le musée national avait rouvert pour quelques mois avant qu’il ne soit refermé pour des travaux de rénovation. L’école nous avait emmené...

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