
Le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah. Photo AFP
Lundi, il n’a cessé de le pointer tout au long de son discours adressé à ses partisans au Liban-Sud. Il a élevé la voix, il a agité son index, il a dénoncé une nouvelle guerre de juillet politique (en référence à 2006), a martelé que le Liban serait incapable de se défendre sans la « résistance », a accusé ses adversaires de vouloir prendre au Hezbollah son bien le plus précieux : ses armes.
Mardi, dans un discours retransmis cette fois-ci à Hadath et destiné en partie au public chrétien, ce n’était plus le même homme. Plus de cris, à part pour attaquer les Forces libanaises, plus de doigt pointé vers le ciel, mais des mots rassurants visant à apaiser une communauté qui le regarde avec de plus en plus d’hostilité. « Personne ne peut se substituer à l’État », « Ce pays est fondé sur le partenariat » ou encore « Le partage entre majorité et minorité (parlementaire) est illogique », a-t-il assuré. De son propre aveu pourtant, jamais auparavant le leader de la formation pro-iranienne n’avait autant parlé de la nécessité d’obtenir la majorité durant une campagne, quitte à contraindre tous ses alliés à s’unir malgré leurs profondes inimitiés.
Lundi, Hassan Nasrallah a parlé à sa base. Il voulait lui faire peur. Il voulait lui rappeler que, quel que soit ce qu’elle peut reprocher au parti, et les reproches ne manquent pas, il est, en définitive, son assurance-vie. Il est le seul à pouvoir protéger sa communauté de l’« ennemi israélien », du « complot américain » ou encore des milices chrétiennes.
Mardi, il a parlé aux autres. À ceux qui pensent que le Hezbollah est la principale cause du naufrage libanais, à ceux qui craignent qu’il ait pour projet non seulement de dominer le pays, mais aussi de le remodeler à son image. D’un coup, il paraissait beaucoup plus inoffensif. D’un coup, toute la puissance du parti qu’il mettait encore en exergue la veille s’était évaporée.
Lundi, le discours ouvrait la possibilité à une annulation des élections ou à un dimanche particulièrement agité en cas de mauvais résultats pour la formation chiite et surtout pour ses alliés. Mardi, les élections sont devenues secondaires puisqu’elles déboucheront nécessairement, selon lui, quels que soient les résultats, sur un gouvernement d’union nationale.
Quel Hassan Nasrallah faut-il alors croire ? Celui qui pointe le fusil ou celui qui agite le rameau ?
Le Hezbollah et son secrétaire général maîtrisent comme personne l’art de la duplicité. Le parti a développé de multiples identités depuis sa création dans les années 1980 et passe de l’une à l’autre en fonction de ses intérêts. C’est ce qui le rend le plus dangereux. C’est ce qui explique que beaucoup d’intellectuels, d’activistes, de révolutionnaires, ne perçoivent pas ce qui le différencie des autres partis traditionnels libanais.
Toutes les formations politiques qui ont gouverné le Liban pendant des décennies sont responsables de son effondrement, bien qu’à des niveaux divers. Toutes ont alimenté le communautarisme et le clientélisme, ont préservé les intérêts de leurs clientèles au détriment de ceux de l’État, ont vidé les caisses afin de redistribuer la manne à leurs partisans. Toutes ont renoncé à l’idée de construire un État et ont au contraire participé à son dépeçage. Mais le Hezbollah reste, malgré tout, un cas à part. Le parti n’a pas pillé l’État autant que les autres – il n’en avait pas besoin –, mais il a contribué plus qu’aucun autre à sa désintégration. Beaucoup ont malheureusement tendance, sur ce point-là, à oublier ou minimiser les faits qui obligent à dépasser, sans le renier, le « kellon yaané kellon ! » (Tous, ça veut dire tous !).
Les faits sont pourtant sans appel. Aucun autre parti, depuis la fin de la guerre civile, n’a été accusé d’avoir orchestré plusieurs assassinats politiques. Aucun autre parti ne protège trois de ses membres de la justice, alors même qu’ils sont reconnus coupables par le Tribunal spécial pour le Liban d’être les auteurs de l’assassinat de l’ex-Premier ministre Rafic Hariri. Aucun autre parti n’a envoyé ses hommes combattre en Syrie, en Irak et même au Yémen. Aucun autre parti n’a bloqué le centre-ville de Beyrouth pendant des mois, n’a envahi plusieurs quartiers de la capitale et tenté de prendre la Montagne. Aucun autre parti n’a envoyé ses chemises noires effrayer les contestataires lors du soulèvement du 17 octobre. Aucun autre parti n’a pris les institutions en otage comme l’a fait le Hezbollah. Aucun autre parti n’a un lien organique avec un pays étranger, au point de construire une statue à l’effigie de l’ex-général iranien Kassem Soleimani, éliminé par les États-Unis, en pleine banlieue sud. Aucun autre parti ne menace de déclencher une guerre civile à chaque fois que l’on touche à ses intérêts. Aucun autre parti n’accuse les membres de sa communauté qui ne lui sont pas acquis d’être des agents à la solde de l’étranger.
Il ne s’agit pas que des armes. La spécificité du Hezbollah vient également de la logique à partir de laquelle il aborde le Liban. Ses membres sont libanais, sa naissance et son expansion répondent en partie à des problématiques libanaises, sa politique comprend évidemment une dimension libanaise, tout comme son identité, mais son projet n’est pas libanais. Ces deux caractéristiques – la possession d’armes lourdes et l’allégeance au waliy el-faqih – font que sa seule présence change toutes les règles du jeu. Elle tue l’idée même de politique, d’alternance au pouvoir, de stratégie nationale, puisque chaque désaccord peut potentiellement provoquer, si ce n’est une guerre civile, une déstabilisation sur le plan sécuritaire.
Et il suffit à Hassan Nasrallah de pointer son doigt vers le ciel pour rappeler cette évidence.
Je ne suis pas libanais, sauf de coeur. Bravo pour votre analyse et, vu le contexte, son audace. Avec l’espoir que le Liban puisse construire une société civile, puis politique, déconfessionnalisée, et redevienne un exemple pour le Proche-Orient. Paul Demaret
22 h 35, le 17 mai 2022