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En attendant l’apocalypse

Si la fin du monde était imminente, il est plus que probable que nous n’en ferions pas un drame ; nous l’attendrions calmement, fixant les écrans de nos smartphones, scrollant sur Twitter, Instagram, Facebook ou TikTok.

En attendant l’apocalypse

© Joel Saget / AFP

De cela, il est futile de se lamenter. Ou d’en faire la satire. Notre rapport au monde – c’est un truisme – passe désormais par Internet ; au lieu de s’en attrister ou d’en rire, mieux vaut essayer de comprendre. Comprendre ce que nous faisons réellement en surfant sur le web et les réseaux sociaux. Dans la mer vivante des rêves éveillés, le dernier roman de l’australien Richard Flanagan, représente une telle tentative de compréhension.

Au premier abord, il peut sembler qu’Internet ne soit que l’un des thèmes secondaires de ce livre. Il s’agit en effet d’une sorte de fable ou d’allégorie écologique inspirée à Flanagan par les incendies qui ont ravagé l’Australie en 2019 et 2020. Francie, 86 ans, se meurt dans un lit d’hôpital. Elle veut en finir avec ses souffrances, mais ses enfants lui interdisent de mourir : contre l’avis des médecins, Annie et ses deux frères décident de prolonger indéfiniment la vie – l’agonie – de leur vieille mère. Dehors, les incendies réduisent en cendres des forêts entières. La fumée est partout, des gens meurent asphyxiés, d’autres se retrouvent sans abris. Plusieurs espèces animales disparaissent du jour au lendemain. Le monde, lui aussi, se meurt. « C’était comme vivre avec un fumeur atteint de bronchite, à ceci près que le fumeur était le monde et maintenant chacun prisonnier de ses poumons encrassés et délabrés. »

Entre-temps, quelque chose d’étrange arrive à Annie : des parties de son corps disparaissent. Un doigt d’abord. Un genou quelques mois plus tard. Puis un œil… Ils s’effacent tout simplement, sans laisser ni plaies ni cicatrices, et Annie n’éprouve aucune douleur, aucun sentiment de tristesse ou de perte. Elle est seulement agacée par ce fait bizarre : personne ne semble remarquer ces disparitions.

Quelques années passent et tout reste pareil, ou plutôt s’aggravant. Francie, toujours agonisante, souffre de plus en plus. Avec une cruauté inouïe, on s’acharne à la maintenir en vie. Elle est reliée à plusieurs appareils, d’innombrables tuyaux sortent de son corps, elle a presque complètement perdu sa forme humaine.

Les incendies sont désormais cycliques ; chaque été, ils font rage en Australie. Les catastrophes environnementales se multiplient partout sur la planète. Personne n’y prête d’attention.

Annie continue à perdre des parties de son corps. D’autres personnes sont atteintes du même mal : quelques-unes d’abord, puis presque tout le monde. Nul ne semble remarquer ce phénomène, sauf Annie, qui n’en est pas préoccupée outre mesure. Lorsque l’angoisse commence à se faire pressentir, qu’elle soit générée par l’état de sa mère, par la disparition d’un nez ou d’une main, ou par les incendies et autres catastrophes environnementales, Annie – comme d’ailleurs tout le monde dans le roman – prend son portable et le fixe, faisant défiler des images, des mots, des commentaires, des articles, des messages, des vidéos, court-circuitant toute pensée et toute émotion, retrouvant « l’unique vie réellement individuelle et délivrée d’autrui », se perdant dans l’unique espace où l’on est délivré de soi-même – où l’on s’efface.

À chaque fois que l’un des personnages regarde son portable, Richard Flanagan élimine toute ponctuation : les phrases s’enchaînent alors sans lien apparent ; elles se chevauchent, passant d’une chose à l’autre sans transition. C’est la technique bien connue du flux de conscience. Elle permet à l’auteur de produire, par l’écriture, une imitation brillante et très réaliste de cette expérience quotidienne consistant à faire défiler sur un écran des contenus hétéroclites voués au néant, évanouis aussitôt qu’apparus.

Or un tel usage de cette technique soulève une question fondamentale, celle de savoir à qui appartient cette conscience traversée par ce flux ininterrompu d’images, de mots, de vidéos, etc. S’agit-il d’une conscience individuelle, celle de tel ou tel individu (Annie par exemple) ? Ou ne serait-ce pas plutôt une conscience anonyme et supra-individuelle, une sorte d’âme collective à laquelle tout un chacun peut se connecter pour s’y perdre, s’oublier, s’effacer et – paradoxalement – se sentir pleinement exister ? En effet, Internet est notre grand consolateur. Il ne nous offre pas une échappatoire de la réalité ; mais, diluant celle-ci, la transformant en un flux éphémère, en un rêve collectif, il la dématérialise et nous la rend beaucoup plus tolérable. Et, ce faisant, il nous affranchit (momentanément bien sûr) du joug de notre individualité. Ainsi, Internet nous permet d’accéder à une forme de transcendance – une transcendance évidemment très prosaïque, très pauvre. C’est peut-être l’une des formes majeures de religiosité dans notre monde contemporain. Si l’apocalypse était imminente, que faire sinon l’attendre en fixant nos écrans ?


Dans la mer vivante des rêves éveillés de Richard Flanagan, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Actes Sud, 2022, 288 p.

De cela, il est futile de se lamenter. Ou d’en faire la satire. Notre rapport au monde – c’est un truisme – passe désormais par Internet ; au lieu de s’en attrister ou d’en rire, mieux vaut essayer de comprendre. Comprendre ce que nous faisons réellement en surfant sur le web et les réseaux sociaux. Dans la mer vivante des rêves éveillés, le dernier roman de l’australien...

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