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Société - Liban

Dans Tripoli en deuil et en crise, un Fitr bien triste

Alors que les souks sont désertés par les clients, les proches des victimes du naufrage d’un bateau de migrants samedi dernier ne veulent pas entendre parler de fête.

Dans Tripoli en deuil et en crise, un Fitr bien triste

Dans les souks de Tripoli, les passants se font rares, et les clients pratiquement inexistants. Photo Souhayb Jawhar

À l’approche du Fitr, l’ambiance à Tripoli n’est pas à la fête. Quelques jours seulement après le naufrage d’un bateau de migrants au large de la ville samedi soir, dont 45 seulement ont été secourus, six confirmés morts selon l’armée et plus de trente disparus, les rues de la grande ville du Nord portent le deuil, et ses habitants, déjà exténués par la crise économique aiguë qu’ils subissent encore plus durement que le reste des Libanais, n’ont pas le cœur à festoyer.

Ce qui accentue encore cette atmosphère de mélancolie, c’est le fait que les efforts de la marine de l’armée, assistée par l’unité de sauvetage en mer de la Défense civile, n’ont toujours pas permis de localiser le reste des victimes de ce drame. Régulièrement, les proches de disparus manifestent pour exiger que la lumière soit faite sur les circonstances du naufrage de ce bateau qui transportait vraisemblablement près de 85 migrants : jeudi soir, ils s’étaient rassemblés devant le palais du Premier ministre Nagib Mikati à Mina.

À Bab el-Tebbané, quartier populaire d’où sont issues plusieurs des victimes du naufrage de samedi, la détresse et la mort sont partout. Dans la maison des Hamoui, une famille de six dont quatre membres ont péri noyés alors que deux enfants ont survécu, Fatima, la sœur cinquantenaire du père de famille disparu, se lamente. « La fête n’a pas sa place chez nous tant que les circonstances de la disparition de mon frère ne sont pas élucidées, sanglote-t-elle. Certains bienfaiteurs nous ont envoyé des desserts de fêtes et des habits pour les enfants survivants, mais tout cela n’a aucune importance. Mes nièces ne dorment pas la nuit, elles ont des cauchemars dès qu’elles ferment les yeux. Ce dont elles ont besoin, ce n’est pas de sentir la fête, mais d’avoir accès à un traitement psychologique pour appréhender leur vie sans père ni mère. »

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Fatima n’en revient pas que son frère Mohammad n’ait parlé de son plan à personne, qu’il ait emmené sa famille au grand complet dans ce bateau de la mort, soit deux épouses dont l’une enceinte de jumeaux, deux filles et un fils. Elle raconte, la voix étouffée par l’émotion, la triste histoire de son frère, victime de la hausse vertigineuse des prix qui l’a obligé à sortir ses enfants de l’école faute de pouvoir assurer le coût du transport. Le seul mobile d’un tel acte désespéré, selon elle, est cette volonté de « sortir de l’enfer ». Car Mohammad n’arrivait même plus à mettre de la nourriture sur la table, ayant perdu sa boutique de ferraille en ville. Son dernier emploi d’éboueur ne lui permettait pas de subvenir aux besoins de sa famille.

« Mes enfants passent la fête au Paradis »

Devant sa maison dont la façade est recouverte de tentures noires, Mahmoud Dandachi, qui a perdu ses trois enfants dans le naufrage, est entouré des membres de sa famille et de ses amis, mais il est inconsolable. « Mes enfants passent la fête au Paradis, alors que moi, je reste dans cet enfer présidé par (le président de la République) Michel Aoun et (le Premier ministre) Nagib Mikati », lâche-t-il.

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Les verrous de l’enfer

Le père de famille a pu enterrer certains des membres de sa famille, alors que d’autres restent perdus en mer. « Après la fête, ce sera au tour des élections, l’occasion de demander des comptes aux responsables », lance le jeune homme qui dit ne plus croire en personne. « Ce que nous avons perdu suffit, rien ne viendra compenser notre perte », gémit celui qui ne se fait plus d’illusions, étant convaincu que la vérité ne sera pas révélée au sujet de cet incident, qui sera oublié à l’instar de bien d’autres avant lui, comme si de rien n’était.

L’insécurité fait fuir les clients

Même l’ampleur de ce drame en mer n’a pas fait oublier à Tripoli la crise économique, aggravée par l’état d’insécurité que vit la ville suite au naufrage et aux affrontements avec l’armée dimanche, auxquels est venue s’ajouter une dispute autour d’une affiche représentant un candidat aux élections de mai prochain, qui a fait un mort le week-end dernier. Pour les commerçants de la ville, connue généralement pour son atmosphère de fête à l’approche du Fitr, c’est le coup de grâce.

Issam Jarad, un commerçant d’habits dans le souk de la ville, raconte que l’activité y est quasiment nulle depuis la grève qui a suivi le drame. « D’habitude, les habitants des cazas voisins comme Minié, Denniyé ou Akkar, viennent faire leurs emplettes chez nous, mais cette fois, ils en ont été dissuadés par le risque de heurts », dit-il. Le commerçant note que les incidents sur fond de querelles politiques ou de crise économique se multiplient depuis le début du ramadan, ce qui fait fuir les clients. « J’accumule les pertes depuis que j’ai commandé de la marchandise locale et turque que je n’arrive pas à écouler », se lamente-t-il, fustigeant « le gouvernement qui nous a promis une saison prospère dont nous n’avons rien vu ».

Dans le souk populaire des pâtisseries, très fréquentées généralement en temps de fête, l’atmosphère n’est guère plus festive. Abou Mohammad Charafeddine y tient une des pâtisseries les plus connues du coin. « Nous avons acheté une quantité de matières premières qui suffit généralement à satisfaire les commandes de dizaines de nos clients habituels. Nous sommes une adresse très connue, notamment pour les maamouls de la fête, dit-il. L’insécurité qui règne en ville a vidé nos rues des clients, ce qui a une incidence sur notre chiffre d’affaires, et nous obligera à revoir les salaires de nos employés à la baisse. »

À l’approche du Fitr, l’ambiance à Tripoli n’est pas à la fête. Quelques jours seulement après le naufrage d’un bateau de migrants au large de la ville samedi soir, dont 45 seulement ont été secourus, six confirmés morts selon l’armée et plus de trente disparus, les rues de la grande ville du Nord portent le deuil, et ses habitants, déjà exténués par la crise économique...

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