Critiques littéraires Poésie

L'âme de l’Ukraine

Intimement liée à l’histoire de l’Ukraine et à sa quête d’indépendance, la poésie y a toujours été vivante. Jamais has-been, elle est l’une des gardiennes de la nation et une icône populaire de la résistance.

L'âme de l’Ukraine

La poésie en Ukraine est une jeune aïeule. Dépositaire du patrimoine historique, culturel, spirituel, linguistique et politique d’un pays en perpétuelle déconstruction-reconstruction, elle fait partie de l’ADN ukrainien. Dans une connexion robuste avec la nature, l’imaginaire rural et mythologique – quelquefois surnaturel –, le folklore, et les valeurs de la mère patrie s’y expriment.

« Je plante le soleil/ d’une montagne vers l’autre./ Le canon de la mitraillette brûle. Aucun arbre en bas,/ pourtant la terre est couverte de vert./ Le monde est façonné fort étrangement : les questions restent/ sans réponses./ Celui qui a tiré/ et celui qu’on a tué/ ont le même visage./ De femme. »- Vassyl Slaptchouk (né en 1961), traduit par D. Tchystiak

La poésie ukrainienne contemporaine est un territoire à peu près inconnu pour les lecteurs cherchant à l’appréhender en français, même si le conflit actuel favorise diverses initiatives visant à rendre la littérature ukrainienne accessible en plusieurs langues. Cette chronique propose d’en découvrir quelques voix, tout en parcourant librement et très globalement quelques moments de l’histoire de la poésie en Ukraine.

« Elle coule du robinet la guerre chaude ?/ elle coule du robinet la guerre froide ?/ comment est-ce possible ?/ pas de guerre, vraiment ?/ on nous l’a promise pour cet après-midi./ L’affiche, on l’a vue, de nos yeux, vue :/ « la guerre vous l’aurez à quatorze heures précises »/ (...) s’il n’y pas de guerre avant ce soir, comment faire !/ comment sans guerre lavera-t-on le linge ?/ comment fera-t-on la cuisine ?/ (...) Voilà déjà huit jours que nous sommes sans guerre/ maintenant nous commençons à sentir mauvais/ nos femmes refusent de coucher avec nous/ les enfants ont perdu le sourire et ils grognent/ (...) dans nos contrées ce n’est pas naturel/ que la guerre ne coule pas du robinet/ partout dans les maisons/ partout dans toutes les gorges. »- La Kiva (née en 1984), traduit par G. Abensour.

Poésie et politique enchevêtrent leurs fils en Ukraine du fait de parcours d’hommes et de femmes ayant été à la fois poètes et responsables politiques et/ou résistants. Nombre d’entre eux furent condamnés pour nationalisme ou pour comportement antisoviétique, et emprisonnés, exilés, voire tués. Certains furent empêchés de publier : des œuvres écrites entre les années 50 et 90 ne seront mises au jour, qu’après l’indépendance de l’Ukraine en 1991.

Au cours de son histoire, entre autonomie et dépendances, l’Ukraine a vu son territoire et ses droits souvent morcelés, à la suite des ambitions de ses voisins russes, polonais, autrichiens et hongrois. Les histoires de l’Ukraine et de la Russie sont liées, notamment depuis l’assimilation et l’asservissement de l’Ukraine par l’impératrice allemande de l’Empire russe Catherine II au XVIIIe siècle, puis le long du XXe siècle jusqu’à l’invasion actuelle russe de l’Ukraine.

Ainsi, instabilité politique et conditions de vie difficiles se répètent pour des générations d’Ukrainiens depuis des siècles. Mais l’Ukraine, patrie et nation, a été préservée, chérie et racontée par ses poètes. Des poèmes sont devenus hymnes patriotiques ou chants populaires, d’autres ont donné des slogans de résistance.

La poésie ukrainienne est issue d’une tradition qui prend racine au XIe siècle. Ce sera un poète et un peintre du XIXe siècle qui lui donnera son statut fondateur et fédérateur. Taras Chevtchenko (1814-1861) est célébré en Ukraine et ailleurs comme un symbole national, comme le principal fondateur de la littérature ukrainienne nouvelle et comme le plus grand poète de la période romantique. Le destin de Chevtchenko est exceptionnel : né dans une famille de serfs, il connaîtra, grâce à son talent, la liberté (neuf ans seulement sur quarante-sept années de vie), puis la captivité. Avec Khobzar (ou Le Joueur de Kobza), son premier recueil de poèmes publié en 1840, il inscrit les repères d’une conscience nationale et devient une figure de la lutte pour l’indépendance de l’Ukraine. Sa tombe sur la Montagne du Moine est un lieu de pèlerinages nationaux. Révolution de Maïdan en 2013, annexion de la Crimée en 2014, et invasion actuelle par la Russie, les Ukrainiens se réapproprient l’image et l’héritage de Chevtchenko comme icône consacrée de la résistance.

« À ma mort, je vous demande,/ Enterrez mes cendres/ Dans les steppes interminables/ De mon Ukraine tendre ! (...) À ma mort, dressez-vous, frères,/ Déchirez vos chaînes,/ Que le sang ennemi asperge/ Une vie libre et saine/ Et que dans la grande famille,/ Une famille nouvelle,/ Une parole pieuse et bonne/ Parfois me rappelle... »- Taras Chevtchenko (1814-1861), traduit par D. Tchystiak.

La culture et la langue russes occupent en Ukraine une place importante. De grands écrivains comme Gogol ou Boulgakov avaient le russe pour langue d’expression. La première œuvre écrite en ukrainien serait Eneyida, un poème d’Ivan Kotliarevsky datant de 1798. Aujourd’hui encore, les poètes actuels d’Ukraine écrivent en ukrainien ou en russe. La poésie ukrainienne a connu différents courants et tendances, le lyrisme y occupant une place de prédilection et se teintant selon les époques de romantisme, de folklore, de symbolisme, d’une veine intellectuelle ou factuelle et plus proche du quotidien.

« (...) l’automne commence par quelque chose d’enfantin – il frappe à la porte et s’enfuit ; Je veux lire toute la journée au lit ; tu es enveloppé comme une momie, humide gaze de brume –/ et il continue avec quelque chose d’ancien : il ne boit pas du tout d’alcool, un diamant de froid pulse dans ses genoux/ et ainsi de suite – à chaque fois – et à chaque fois c’est le premier sujet de conversation/ comme s’il n’y a rien de plus important que cet automne, mouillé comme un matin sous une croûte prématurément pelée/ (...) l’automne commence par quelque chose d’insignifiant, mais grandit vite comme les enfants des autres/ un soupçon d’hiver glissera hors de son ventre froid, la neige couvrira notre nous momifié, figé en un demi-mot/ puis, plus personne ne frappe à la fenêtre du balcon en pleine nuit/ et puis il y a un risque général de cesser d’exister pour un temps. »- Ella Yevtushenko (née en 1996), traduit par R. Baddoura d’après la traduction anglaise de Y. Zavadsky.

Après un lyrisme romantique puis symbolique à la fin du XIXe/début du XXe (Chevtchenko, Svidzinskyi), la première moitié du XXe siècle est témoin d’un retour au néoclassicisme (années 1920) puis d’un lyrisme intimiste. Les années 60 et 70 sont le champ de différentes explorations : poésie futuriste et expérimentale (Sémenko), puis néomoderniste (Tytchyna), sans oublier « Shestydesiantnyky » (Vingrnovskyïa, Kostenko), le mouvement littéraire dissident (période du gel staliniste). La deuxième moitié du XXe siècle fut aussi marquée par les poètes de L’école de Kiev, restaurateurs de compositions archétypales. La fin du XXe siècle jusqu’à nos jours propose des poèmes plus sobres, aux sujets plus intimistes. Le style combine langue parlée et langue écrite.

« avec des proches nous partageons la table, avec les ennemis/ des tombes/ rien que des tombes/ l’un d’eux venu partager/ une tombe avec moi/ me dit:/ ― je suis plus grand que toi/ je suis plus dur que toi/ je suis plus fort que toi/ son couteau appuie son couteau/ contre mon ventre et dessous/ presse ce couteau presse/ comme un ressort/ mais/ il est plus petit que nous/ il est plus faible que nous/ car il n’a qu’un couteau/ et nous sommes plusieurs autour de la table/ (...) il me dit/ ma lame est la plus acérée/ ma lame est la plus solide/ pouf, pouf, pouf/ le mort ce sera toi/ bougez pas qu’ils disent bougez pas/ on reste là autour de la table/ chacun avale sa balle/ à-même le canon/ on en sert une à l’ennemi, aussi »- Lyuba Yakimchuk (née en 1985), avec l’aimable autorisation de Marc Delouze qui l’a traduit d’après la traduction anglaise de S. Lavochkina.

Fondée en 1615, l’une des plus vieilles universités d’Europe de l’Est est ukrainienne. Depuis le joug de l’Empire russe de la fin du XIXe siècle lors duquel elle s’était affirmée comme métropole européenne majeure de l’art et de la modernité, la capitale, Kiev, cultive encore son rayonnement. La poésie y est plus que vive tout comme dans d’autres villes de l’Ukraine contemporaine. Sa syntaxe semble spontanée, irrégulière. Ses métaphores ont un lyrisme minimaliste ou des évocations paradoxales, et ses vers – surtout libres, parfois rimés – s’épanouissent dans une diversité de styles.

« Alors je vais en parler :/ de l’œil vert d’un démon dans le ciel coloré./ Un œil qui regarde depuis les coulisses du sommeil d’un enfant./ L’œil d’un marginal dont l’excitation remplace la peur./ Tout a commencé avec la musique,/ avec des cicatrices laissées par des chansons/ entendues aux noces d’automne avec d’autres enfants de mon âge./ Les adultes qui ont fait de la musique./ L’âge adulte défini par cela – la capacité de jouer de la musique./ Comme si quelque note nouvelle, responsable du bonheur,/ apparaît dans la voix,/ comme si ce talent est inné chez l’homme :/ être à la fois chasseur et chanteur (...). »- Serhiy Jadan (né en 1974), traduit par R. Baddoura d’après la traduction anglaise de Y. Zavadsky.

La poésie ukrainienne préserve quelque chose de puéril. Un idéal, couleur de blé et de sang. Une musicalité exquise qui tient des intonations de la langue ukrainienne. Une plasticité d’enfant précoce ou de vieux génie candide. L’humour y prend différentes nuances et saveurs, le sens du tragique aussi. L’amour pour l’Ukraine y règne sans rival.

« Je ne saurais vous dire sans peine/ Mais dans mon cœur vit sans raison/ Un seul chemin de mon Ukraine/ Parti une fois de ma maison,/ (...) Oh, mon chemin, reviens-moi,/ (...) Ce seul chemin de mon Ukraine/ Parti une fois de ma maison. »- Andriï Malychko (1912-1970), traduit par D. Tchystiak.

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Clarinettes solaires, Anthologie de la poésie ukrainienne, textes choisis et traduits par Dmytro Tchystiak, Christophe Chomant éditeur, 2013.

Nouvelles voix en Ukraine, poèmes présentés par Irina Émélianova et traduits par Gérard Abensour, revue Po&sie, Belin, 2017/2, n° 160-161.

Six Ukrainian Poems that Capture a Bold Moment in Contemporary Poetry, choisis par Paula Erizanu et Yury Zavadsky, The Calvet Journal, 11 septembre 2020.

La poésie en Ukraine est une jeune aïeule. Dépositaire du patrimoine historique, culturel, spirituel, linguistique et politique d’un pays en perpétuelle déconstruction-reconstruction, elle fait partie de l’ADN ukrainien. Dans une connexion robuste avec la nature, l’imaginaire rural et mythologique – quelquefois surnaturel –, le folklore, et les valeurs de la mère patrie...

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