Critiques littéraires Roman

Orhan Pamuk :  une épidémie prémonitoire

Orhan Pamuk :  une épidémie prémonitoire

D.R.

Les Nuits de la peste d’Orhan Pamuk, Gallimard, 2022, 688 p.

Les Nuits de la peste, le dernier roman d’Orhan Pamuk qui vient de paraître, se déroule en 1901. Et si l’île de Mingher, cette « perle de la Méditerranée orientale » où se déroule la quasi-totalité du roman y est amplement décrite et même cartographiée, si on cite à son propos Homère ou Pline l’Ancien, si un luxe inouï de détails de tous registres – géologiques, topographiques, historiques et autres – nous est donné à son propos, elle n’en demeure pas moins totalement fictive, un pur produit de l’imagination de l’auteur qui, ne l’oublions pas, a une formation d’architecte et s’est plu dans nombre de ses ouvrages, à arpenter les villes et en particulier Istanbul, avec le regard et la compétence d’un urbaniste.

Lorsque le roman commence, des rumeurs rapportent que la peste s’est déclarée à Mingher, et deux éminents spécialistes des épidémies sont dépêchés sur place par le sultan Abdulhamid II pour étudier la situation et proposer des mesures sanitaires adéquates, au nombre desquelles on citera le confinement et la quarantaine. Or imposer ces mesures est plus complexe qu’il n’y paraît dans cette île multiculturelle où cohabitent orthodoxes et musulmans, surtout quand certaines de ces mesures sont perçues comme heurtant les croyances religieuses. Et voilà que Bonkowski Pacha, « premier chimiste du sultan » et pharmacien, est assassiné. Le roman s’engage alors sur la voie de l’enquête policière et déploie en parallèle deux trames narratives, celle de l’élucidation du crime, qui n’est pas sans rappeler Mon nom est Rouge du même Pamuk, et celle de l’analyse de l’épidémie dans ses différentes phases, entre rumeurs, peurs multiples, perte de sang-froid, recherche d’un bouc émissaire, théories complotistes, phases de contagion et modalités de traitement sanitaire de la maladie. Au fil des bouleversements que va connaître Mingher, l’auteur suggère que c’est la construction d’une identité nationale qui permettrait de fédérer les énergies et de surmonter les défis que posent les immenses difficultés du temps présent.

Bien évidemment, au cours des presque sept cents pages du roman, les péripéties et les rebondissements abondent : histoires d’amour, tensions entre communautés, difficultés et conséquences de la mise en place des mesures sanitaires, répercussions politiques tant à Mingher qu’à Constantinople de cette situation explosive, etc. Et le lecteur peut avoir par moments une impression de trop plein : de personnages, d’informations historiques ou scientifiques, de minutie dans la description du quotidien de l’île confinée… Mais l’ensemble est maîtrisé avec l’art et le savoir-faire dont Pamuk est coutumier.

La mécanique romanesque repose ici sur une double médiation, sur un récit doublement rapporté. En effet, c’est à partir des 113 lettres écrites par la sultane Pakizé, troisième fille du sultan ottoman Mourad V, à sa sœur aînée la princesse Hatidjé entre 1901 et 1913, que nous avons le témoignage des événements, auxquels Pakizé n’assista d’ailleurs pas en direct, puisqu’elle était recluse dans sa demeure sur l’île de Mingher, où son époux, le docteur Nuri, avait été dépêché après la mort de Bonkowski Pacha pour reprendre en main le combat sanitaire contre la peste. Et c’est l’arrière petite-fille de la princesse Pakizé qui est la narratrice de cette histoire mouvementée ; en effet, on lui a confié l’édition des lettres après qu’elle a écrit une thèse de doctorat sur les îles de Crète et de Mingher dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Elle s’engage donc dans la rédaction d’une préface qui se développera progressivement au point de devenir le volumineux roman que nous avons entre les mains.

Soulignons que l’écriture du roman, commencé bien avant la pandémie de Covid, s’est étalée sur cinq ans et que lorsqu’il s’y est attelé, le projet d’Orhan Pamuk n’avait pas soulevé d’enthousiasme, ainsi qu’il le relate dans un récent entretien sur France Culture. Qu’allait-il apporter de plus en s’engageant dans une voie déjà arpentée par Daniel Defoe, Alessandro Manzoni et Albert Camus ? Sauf que lorsque la planète s’est arrêtée de tourner, ses éditeurs sont revenus vers lui le pressant d’achever ce texte prémonitoire qui faisait écho de manière troublante aux récents événements. On lira ainsi que « le mensonge soulageait des existences abruties par la peur, des esprits hantés par la réalité de plus en plus violente de l’épidémie » ou que « la religion apportait la consolation » aux jours les plus sombres de l’épidémie, y compris aux hommes les plus instruits et les plus occidentalisés. Car « devant l’imminence du péril, deux voix d’égale force s’élèvent en l’homme : l’une dit fort raisonnablement qu’il doit examiner la nature du péril et les moyens de l’éviter ; l’autre lui suggère, plus raisonnablement encore, qu’il est trop pénible d’y réfléchir alors qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme de tout prévoir et d’échapper à la marche générale des événements et qu’en conséquence mieux vaut se détourner des choses désagréables jusqu’à ce qu’elles surviennent et penser à ce qui est agréable ». Mais là, c’est l’immense Tolstoï de La Guerre et la paix qui parle et Pamuk a placé cette citation en exergue de ce terrible et magnifique roman.

Les Nuits de la peste d’Orhan Pamuk, Gallimard, 2022, 688 p.Les Nuits de la peste, le dernier roman d’Orhan Pamuk qui vient de paraître, se déroule en 1901. Et si l’île de Mingher, cette « perle de la Méditerranée orientale » où se déroule la quasi-totalité du roman y est amplement décrite et même cartographiée, si on cite à son propos Homère ou Pline l’Ancien, si un...

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