
Le gouverneur de la Banque du Liban Riad Salamé, au cours d'une conférence de presse à Beyrouth en novembre 2019. Photo JOSEPH EID/AFP
Le gouverneur de la Banque du Liban (BDL), Riad Salamé, a été poursuivi lundi pour enrichissement illicite par la procureure générale près la cour d'appel du Mont-Liban, la juge Ghada Aoun, a confirmé la magistrate à L'Orient-Le Jour. Cette accusation concerne des appartements acquis en France par M. Salamé, ainsi que des bureaux immobiliers loués par la BDL auprès d'une ex-compagne du gouverneur sur la prestigieuse avenue des Champs-Elysées à Paris.
Le patron de la banque centrale, qui a été convoqué une nouvelle fois lundi matin par la juge Aoun, s'est encore absenté à son audition, a confirmé L'Orient Today. La juge Aoun explique à L'Orient-Le Jour que ses poursuites ont été faites par contumace et ont été affichées sur la porte du domicile de Riad Salamé, ainsi que sur l'entrée du siège de la banque centrale.
Contacté par l'agence Reuters, Riad Salamé, qui dirige la banque centrale depuis 30 ans, a rappelé qu'un rapport d'audit qu'il avait commandé avait démontré qu'aucun argent public n'avait contribué à sa fortune personnelle. En novembre 2021, M. Salamé avait, en effet, mis en avant les résultats d’un audit personnel commandé par ses soins au cabinet d’audit BDO Semaan, Gholam & Co.
Raja Salamé et Anna Kosakova eux aussi poursuivis
La juge Aoun a également poursuivi Raja Salamé, frère du gouverneur, arrêté jeudi dernier, d'être impliqué dans les affaires immobilières, tout comme Anna Kosakova, une ancienne compagne de Riad Salamé. Trois sociétés sont aussi poursuivies dans ce cadre, SCI ZEL, Eciffice et BET SA.
Les dossiers de Riad Salamé, son frère Raja, Anna Kosakova, et les trois sociétés visées, doivent être à présent transférés au premier juge d'instruction près la cour d'appel du Mont-Liban, Nicolas Mansour.
En septembre 2010, la BDL avait signé avec le prestataire de service Eciffice un contrat qui a été renouvelé plusieurs fois, la dernière en 2016, selon les avenants de ce contrat consultés par L'OLJ. Anna Kosakova, avec qui Riad Salamé a eu un enfant reconnu en 2007, est à la tête de la société. Des informations recueillies par L’Orient-Le Jour indiquent que la majorité des loyers versés par la BDL à Eciffice (environ plus de 4,8 millions d’euros) sont ensuite transférés au propriétaire des bureaux, la société SCI ZEL. Cette société de gestion immobilière était initialement dirigée par le frère du gouverneur jusqu’à ce qu’il cède sa place de gérant, ainsi que ses parts (1 %), à Mme Kosakova en 2015. Mais l’essentiel des fonds de ZEL provient d’une société de gestion de patrimoine, BET SA, créée en 2007 au Luxembourg et dirigée depuis mai 2021 par Anna Kosakova.
"Les pionniers de la Justice" et Mouttahidoun portent plainte
Plus tôt, lundi, la juge Aoun avait ordonné la saisie des biens immobiliers de Raja Salamé, dans le cadre d’une affaire de transferts suspects de plus de 330 millions de dollars. Selon un document de justice que L'Orient-Le Jour a pu consulter, la magistrate interdit à Raja Salamé de disposer de "tous ses biens immobiliers, après qu'une dilapidation des fonds publics se soit avérée dans le cadre de l'enquête préliminaire, menée suite à une plainte déposée par le collectif d'avocats 'Les pionniers de la Justice'".
Ce collectif, ainsi que le groupe Mouttahidoun (dirigé par l'avocat Rami Olleik, proche du Courant patriotique libre) ont également déposé une plainte pénale lundi contre les membres du Conseil central de la BDL, ainsi que contre des commissaires du gouvernement (directeurs actuels et anciens des ministères de l'Economie et des Finances) près la Banque centrale, a pu confirmer L'Orient-Le Jour. Ces deux groupes leur reprochent notamment des "manquements aux obligations de leurs fonctions, fautes lourdes dans la gestion d'un service public, et dilapidation de fonds publics".
Raja Salamé, en détention depuis jeudi, devait en principe être remis en liberté lundi, ne pouvant pas rester sous les verrous plus de 24 heures renouvelables une fois, hors fermeture le weekend. Toutefois, après l'accusation de la juge Aoun contre lui, il devrait rester derrière les barreaux. Ce sera au juge d'instruction de décider de sa libération ou de son maintien en détention.
Moins de 24 heures après l’arrestation de Raja Salamé, le chef du gouvernement, Nagib Mikati, qui défend régulièrement le patron de la BDL et le secteur bancaire, était monté au créneau pour accuser "certains juges" de provoquer des tensions dans le pays. L'avocat de Raja Salamé, Me Marwan Issa-Khoury, avait déclaré vendredi que les accusations de fraude et d'enrichissement illicite portées contre son client étaient totalement infondées et reposaient sur des "spéculations des médias ne reposant sur aucune preuve".
Les transferts concernant Raja Salamé auraient été effectués dans le cadre d’un contrat de courtage sur des eurobonds et des bons du Trésor signé entre la Banque du Liban et Forry Associates Ltd, une société enregistrée aux îles Vierges britanniques en 2001, et dont Raja Salamé est le bénéficiaire économique.
Dans ce contexte, deux investigations, l’une au Liban menée par le procureur adjoint près la Cour de cassation Jean Tannous, et l’autre menée en Suisse par le ministère public de la Confédération helvétique (MPC), s’intéressent spécifiquement à ces transferts suspects. Contacté par Reuters, le gouverneur Salamé avait affirmé il y a un mois que les commissions figurant dans ces contrats étaient transparentes et approuvées par le conseil d’administration de la Banque du Liban, et que personne n’avait émis de plainte à l’époque.
Outre l’affaire Forry, Riad Salamé fait l’objet d’enquêtes en France, au Luxembourg et au Liechtenstein entre autres pour soupçons de "détournement de fonds" et de "blanchiment d’argent". Il avait aussi fait l’objet d’une interdiction de voyager émise par la juge Aoun.
Les détracteurs de la magistrate Aoun, ainsi que du chef de l'Etat et du parti qu'il a fondé, le Courant patriotique libre, affirment que ce camp souhaite redorer son blason avant les législatives du 15 mai en surfant sur la cause des déposants inquiets pour leurs comptes. D’autres y voient même une escalade en vue d’un report du scrutin, la formation aouniste étant en chute de popularité.
Les antécédents de Ghada Aoun, notamment dans l'affaire Mecattaf, ne lui confèrent aucune crédibilité.
18 h 54, le 21 mars 2022