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Idées - Pauvreté

Les Libanais face au « piège de l’invisibilité »

Les Libanais face au « piège de l’invisibilité »

Photo d’illustration. Ibrahim Chalhoub/AFP

Au-delà des chiffres astronomiques et des déclarations solennelles, la réalité de la pauvreté au Liban demeure difficile à appréhender. Alors que les Nations unies estimaient, en septembre dernier, que 82 % de la population vivait avec une forme de privation, les manifestations de cette vulnérabilité, qu’elle soit ancienne ou récente, restent le plus souvent loin des regards. La pauvreté et l’invisibilité s’alimentent alors mutuellement : la première rend les gens difficiles à voir, voire les encourage à se cacher, tandis que la seconde rend difficile leur soutien, ce qui ne fait qu’aggraver leurs difficultés à long terme.

Contrairement à une image de prospérité relative et de joie de vivre qu’il a longtemps projeté, le Liban a toujours compté une importante population vivant au jour le jour. Si la Banque mondiale l’a classé parmi les pays à revenu intermédiaire – avec un PIB par habitant équivalent à plus de 13 000 dollars par an au cours de la dernière décennie –, cette richesse a toujours été très inégalement répartie : le World Inequality Lab a par exemple estimé que les 10 % les plus riches de la population s’appropriaient plus de la moitié du revenu national en 2014. La part exacte des ménages ayant du mal à joindre les deux bouts restant, elle, inconnue. Les ménages à faibles revenus se trouveraient en effet moins dans les centres urbains qu’en marge de la société : dans les banlieues délabrées, les villages reculés et les camps de réfugiés isolés. Le pays compte en outre peu de mendiants, contrairement à l’Égypte, et peu de sans-abri visibles par rapport à l’Europe ou aux États-Unis.

Cette invisibilité est notamment liée au fait que la longue histoire de la pauvreté au Liban n’est pas un sujet de conversation ou de véritables politiques publiques. Le phénomène tend à être perçu comme importé, les pauvres étant souvent présentés comme des migrants ou des réfugiés – certains mendiants libanais se faisant même parfois passer pour des Syriens pour correspondre au stéréotype... Alors que les besoins des réfugiés sont présentés comme une question politique et une responsabilité de la communauté internationale, la pauvreté en tant que telle est laissée de côté, considérée comme une affaire privée.

Invisibilisation accrue

Cette logique se retrouve dans la façon dont les Libanais s’occupent de leurs propres pauvres au quotidien. La classe moyenne soutient sérieusement les défavorisés, mais par le biais de réseaux de charité horizontaux très discrets. Certains sont informels : le propriétaire d’un magasin du coin fait crédit à une famille du quartier en difficulté ; les habitants d’un immeuble veillent à ce que leur voisin qui vient de perdre son emploi ait de quoi manger ; les familles plus aisées financent des activités extrascolaires pour que,les élèves démunis qui y participent gratuitement, etc. D’autres formes de soutien sont coordonnées par des organisations caritatives confessionnelles ou des associations locales, de quartier ou de village. Ces réseaux sont généralisés et essentiels à la survie de nombreux Libanais, mais l’ampleur nationale de la pauvreté reste néanmoins cachée.

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Et la crise que traverse actuellement le pays n’a pas davantage mis en lumière la pauvreté existante. Ne serait-ce que parce que la hausse du prix des carburants ou le coût et le manque de fiabilité des réseaux de télécommunications ont accentué leurs difficultés d’accès aux opportunités de travail ou aux structures de soutien, comme celles de ces dernières aux zones reculées du pays.

Pis, alors qu’un nombre croissant de Libanais ont besoin d’aide, les problèmes de la classe moyenne captent la plupart de l’attention médiatique. Si les scènes de voitures dans des files d’attente interminables ont été largement rapportées dans le pays et à l’étranger, on a moins parlé de la pénurie de transports publics, alors que les plus vulnérables n’ont aucun autre moyen de se rendre au travail, de rejoindre les écoles publiques ou de se rendre aux dispensaires des centres urbains.

Cette paupérisation de la classe moyenne a fragilisé encore davantage la situation des plus pauvres. Ces derniers étant désormais moins susceptibles d’être recrutés par les premiers pour des emplois subalternes et informels. Les réseaux de solidarité sont également mis à rude épreuve : d’un côté, un nombre croissant de personnes demande toujours plus d’aide ; de l’autre, un nombre de plus en plus restreint d’individus peut consacrer moins de ressources et de temps.

Sauver les apparences

Pour autant, les Libanais de la classe moyenne dissimulent si bien leurs difficultés qu’il demeure difficile de les voir. Tout d’abord, les gens changent subtilement leurs habitudes de consommation, en optant pour des produits de marques locales ou de moindre qualité, en renonçant à certaines dépenses (les écoles privées, les plans d’assurance individuels ou même la viande) pour préserver l’essentiel ; voire, en prenant « leurs cachets un jour sur trois pour faire des économies », comme l’a observé avec tristesse un médecin généraliste...

L’offre de biens et services s’est également adaptée pour répondre aux restrictions des consommateurs de la classe moyenne, en substituant (parfois de manière marginale) les produits proposés, ou en réduisant les quantités fournies. Par exemple, certains générateurs privés de quartier ne fonctionnent plus qu’à certaines heures, pour économiser le carburant et réduire marginalement la facture de leurs abonnés. Cette nouvelle économie de la contrainte finit par transformer les marchés : les Libanais en difficulté qui cherchent un peu d’argent supplémentaire vendent leurs biens à ceux qui préfèrent acheter d’occasion.

Cette capacité d’adaptation des consommateurs libanais est cependant limitée, et la recherche de revenus en dollars est devenue le Graal pour rester à flot. Ces devises proviennent de sources multiples : parents travaillant à l’étranger qui envoient des fonds ; location de biens, ou sous-location d’une chambre, à des étrangers ; travail pour des employeurs ou des clients internationaux ; et soutien du secteur caritatif. Elles s’évaporent néanmoins plus vite qu’avant : alors que les prix en livres libanaises ne cessent d’augmenter, les personnes disposant d’un revenu doivent également s’occuper d’un nombre toujours plus grand de parents et d’amis dans le besoin.

Malgré ses multiples ajustements, la classe moyenne libanaise réussit remarquablement à sauver les apparences. Cette catégorie a toujours étiré ses revenus et rationalisé ses dépenses pour maintenir une façade. Bien avant que la crise n’éclate, les Libanais cumulaient plusieurs emplois, s’endettaient ou bénéficiaient de certains programmes de subventions ou de blocage des prix (comme celui prévu par la loi sur les « loyers anciens », avant la libéralisation progressive de ces derniers depuis 2014). Ces stratégies éprouvées sont poussées plus loin aujourd’hui : la plupart des gens se contentent d’un peu moins de tout, de la nourriture de luxe aux divertissements en passant par l’électricité, le chauffage et la mobilité.

Si ces petits changements permettent aux gens de continuer à vivre malgré la gravité de la crise économique, ils entretiennent également une illusion de normalité. Les routes sont presque aussi fréquentées qu’avant, et les Libanais se pressent toujours dans les bars et les restaurants, les stations de montagne et les plages privées – au grand étonnement des observateurs, locaux comme étrangers...

Stratégies autodestructrices

Ces stratégies individuelles permettant de se débrouiller à court terme s’avèrent toutefois souvent coûteuses à plus long terme, tant sur le plan individuel que pour la société. D’abord, en raison de leurs répercussions financières ultérieures : ne pas renouveler une police d’assurance privée ou retarder ses soins pourra se traduire par une facture d’hôpital privé inabordable plus tard. De même, acheter certains produits de qualité inférieure et ayant par conséquent un cycle de vie remarquablement court – comme dans le cas des batteries de secours (UPS) visant à maintenir la connexion internet pendant les coupures de courant – oblige les clients à les remplacer bien plus tôt que prévu. Ces coûts cachés et différés contribuent à l’appauvrissement invisible des Libanais au fil du temps. La nourriture bon marché, pour citer une tendance encore plus inquiétante, peut remplir l’estomac des enfants, mais elle n’apporte pas les bons nutriments et contient généralement des quantités excessives de sucre et de sel. Ces deux éléments augmentent à leur tour les risques que ces enfants développent des maladies chroniques en grandissant.

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Ensuite, ces stratégies d’adaptation individuelles peuvent finir par répartir imperceptiblement les coûts de manière plus globale au niveau de la société. L’engouement de certains ménages pour des systèmes d’alimentation alternatif (APS) coûteux pour stocker l’électricité du réseau en est un bon exemple : lorsque les plus fortunés s’équipent pour aspirer le maximum d’énergie du réseau, la quantité d’électricité disponible pour les autres diminue. Pire, ces pratiques (pour lesquelles le réseau n’a pas été conçu à l’origine) contribuent à rendre l’électricité instable pour tous –, ce qui peut même s’avérer dangereux pour certains appareils électroménagers, comme les réfrigérateurs et les machines à laver, qui tombent plus souvent en panne, voire prennent feu.

Ce type de solutions individuelles prive aussi la société des économies d’échelle assurées par la production collective d’électricité. De plus, lorsque chacun prend ses propres dispositions, le marché n’est plus ouvert ni transparent, mais constitué d’innombrables relations invisibles entre un fournisseur et un consommateur. Sur ce type de marché, le vendeur décide du prix presque à sa guise, car les acheteurs n’ont aucun point de référence, si ce n’est le bouche-à-oreille, et donc peu de pouvoir de négociation. Par exemple, au plus fort de la crise de pénurie de carburant de l’été dernier, les prix du gallon d’essence sur le marché noir étaient souvent scandaleux, mais les consommateurs qui cherchaient désespérément à faire rouler leur voiture ne pouvaient pas consacrer le temps et l’énergie supplémentaires nécessaires à la recherche d’une alternative plus équitable.

Autrement dit, si les stratégies individuelles à court terme peuvent aider les ménages à s’en sortir, les coûts à long terme sont partagés par tous. D’autant que ces solutions bricolées encouragent par ailleurs l’État à se désengager davantage de la gestion des services essentiels, car la charge de cette tâche est transférée à la société. Dans cette dynamique, les coûts rampants de la crise libanaise frappent le plus durement les plus vulnérables – et les moins visibles.On retrouve ici un mécanisme similaire au « piège à pauvreté ». Ce terme désigne une situation où les barrières structurelles permettant d’échapper à la pauvreté deviennent insurmontables pour les personnes démunies, car la sortie nécessite santé, éducation, mobilité, et donc un certain seuil de ressources. La pauvreté devient ainsi une spirale descendante qui s’entretient, résultant de dysfonctionnements structurels de l’économie plutôt que de choix ou de motivations individuels.

Le « piège de l’invisibilité » suit la même logique : au fur et à mesure que la société libanaise cache ses difficultés et fait bonne figure, la souffrance de ses habitants devient de plus en plus difficile à diagnostiquer et à traiter. Le recours à grande échelle à des solutions partielles renforce l’idée que la pauvreté est en fait un problème individuel, plutôt qu’un problème systémique nécessitant des changements plus fondamentaux. C’est un piège pour le Liban en général : en rendant l’étendue de son effondrement économique pratiquement invisible à l’œil nu, il ne fera qu’aggraver sa chute.

Ce texte est une traduction synthétique d’un long article publié en anglais sur le site de Synaps.

Rosalie Berthier est économiste, cofondatrice et directrice financière du réseau Synaps.

Au-delà des chiffres astronomiques et des déclarations solennelles, la réalité de la pauvreté au Liban demeure difficile à appréhender. Alors que les Nations unies estimaient, en septembre dernier, que 82 % de la population vivait avec une forme de privation, les manifestations de cette vulnérabilité, qu’elle soit ancienne ou récente, restent le plus souvent loin des regards. La...

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C’est connu et on voit la preuve aussi bien au Liban qu’en Ukraine. Les dictateurs qui veulent instaurer leur pouvoir de force, procèdent toujours de la même manière et par étapes. La première consiste à les caresser dans le sens du poil, les gaver de slogans fallacieux et faussement patriotiques, ensuite les isoler de toute institution culturelle qui pourraient les éclairer sur leurs manigances et les orientent vers leurs seules institutions pour procéder au lavage de cerveau et s’assurer qu’il soit effectif. Ensuite on leur promet des lendemains qui chantent pour les conquérir, enfin vient le moment de les affamer pour les dominer afin qu’ils soient des choses qu’ils peuvent manipuler jusqu’à les envoyer mourir sans se poser des questions puisque leurs gourous sont les seuls à être dans le vrai. Voilà ce qui est arrivé à notre population. Certains restent persuadés que le mauvais c’est l’autre malgré la misère que leurs zaims leur ont infligés. Ne cherchez pas docteur, Ils sont irrécupérables, invisibles, manipulés, affamés et déconstruits et refusent de se rebeller de peur de décevoir leurs tortionnaires et de déroger à leurs règles tant répétées et ancrées à jamais dans leur cerveaux. Ils leur jettent des miettes pour leur montrer leur générosité et cela les ravit. Ils sont endoctrinés. La cause? L’absence d’un état digne de ce nom qui est gangrené de mafieux et les a abandonné pour vaquer à son sport national de pillage pour s’enrichir sur leur dos et avec leur argent.

Sissi zayyat

12 h 19, le 04 avril 2022

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Commentaires (3)

  • C’est connu et on voit la preuve aussi bien au Liban qu’en Ukraine. Les dictateurs qui veulent instaurer leur pouvoir de force, procèdent toujours de la même manière et par étapes. La première consiste à les caresser dans le sens du poil, les gaver de slogans fallacieux et faussement patriotiques, ensuite les isoler de toute institution culturelle qui pourraient les éclairer sur leurs manigances et les orientent vers leurs seules institutions pour procéder au lavage de cerveau et s’assurer qu’il soit effectif. Ensuite on leur promet des lendemains qui chantent pour les conquérir, enfin vient le moment de les affamer pour les dominer afin qu’ils soient des choses qu’ils peuvent manipuler jusqu’à les envoyer mourir sans se poser des questions puisque leurs gourous sont les seuls à être dans le vrai. Voilà ce qui est arrivé à notre population. Certains restent persuadés que le mauvais c’est l’autre malgré la misère que leurs zaims leur ont infligés. Ne cherchez pas docteur, Ils sont irrécupérables, invisibles, manipulés, affamés et déconstruits et refusent de se rebeller de peur de décevoir leurs tortionnaires et de déroger à leurs règles tant répétées et ancrées à jamais dans leur cerveaux. Ils leur jettent des miettes pour leur montrer leur générosité et cela les ravit. Ils sont endoctrinés. La cause? L’absence d’un état digne de ce nom qui est gangrené de mafieux et les a abandonné pour vaquer à son sport national de pillage pour s’enrichir sur leur dos et avec leur argent.

    Sissi zayyat

    12 h 19, le 04 avril 2022

  • Les 10% qui détiennent les 50% des ressources, sont ceux là qui remplissent les restaurants, et les milieux de loisirs. Les 90% restants de la population, n'ont qu'à se rendre invisibles.

    Esber

    13 h 33, le 12 mars 2022

  • Toutes ces études, enquêtes, publications se complètent les unes les autres, souvent se contredisent, mais elles permettent de comprendre autrement les Libanais. Au village Liban, tout se sait, et lors des discussions, on remonte la pauvreté, ou la richesse, à des générations. Parfois la dignité des enfants scolarisés ou ayant un niveau d’études supérieures, malgré leur pauvreté, empêche les parents souvent démunis de faire appel à une aide quelconque. C’est un problème systémique ? Oui et non. C’est surtout dans un système qui prône la solidarité que surgit le piège de l’invisibilité. Ecrire : "C’est un piège pour le Liban en général : en rendant l’étendue de son effondrement économique pratiquement invisible à l’œil nu, il ne fera qu’aggraver sa chute." Mais au Liban, la pauvreté est visible à l’œil nu ! Tous ces départs précipités à la recherche d’emplois, le manque d’opportunité de travail, le mariage précoce, l’abandon des études, la fermeture des écoles, la vente de terrains pour l’achat d’un logement, ou la vente de biens personnels ou familiaux pour créer un emploi peu stable, toutes ces querelles d’indivisions, et j’en passe, tout cela est le signe de quoi, sinon de la pauvreté dans un pays pauvre et cher, un Etat en faillite totale, et des politiciens corrompus. La spectaculaire double explosion au port de Beyrouth, pour ne choisir que cet événement, comment s’est alors organisée la lutte contre la pauvreté des gens qui ont tout perdu ? La pauvreté est trèsvisible.

    Nabil

    09 h 55, le 12 mars 2022

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