
Récital au cabaret Mansour de Zeitouné, 1954.
« Elle est partie. Elle est avec mon père. Ils sont de nouveau ensemble. Le soleil brille moins aujourd’hui. » C’est par ces mots simples, qui cachent mal toute la peine d’une petite fille qui a perdu sa grand-mère, que May Kassem m’annonce que c’est fini : Nourhane, une des dernières étoiles de l’âge d’or de la chanson arabe, vient de s’éteindre. À cent ans tout de même ; mais aucun âge, fût-il avancé, ne peut atténuer, pour les proches, la douleur de la séparation.
Image extraite du film de May Kassem.
C’est que May était Nourhane et Nourhane était May. Entre grand-mère et petite-fille, la relation était fusionnelle, et pas seulement parce que May a découvert sur le tard l’incroyable secret de Nourhane. Non, de tout temps et sans s’en douter, May marchait sur les traces de sa grand-mère : danse et chant dès huit ans, études de cinéma, réalisation de films. May est aussi compositrice, enseignante et productrice à Radio-Liban 96.2 : elle y anime depuis quinze ans une émission que je ne rate jamais, Poivre noir, piment rouge, où elle présente des musiques du monde entier, avec une des voix les plus sensuelles de la radio et un accent caméléon capable de s’adapter à une infinité de langues.
Pour May, sa grand-mère avait un autre prénom jusqu’en 1996. Cette année-là, elle vient de terminer ses études universitaires et s’oriente vers le cinéma : pour l’aider, sa grand-mère l’entraîne chez un ami, Doraid Lahham, alias Ghowar el-Toche. Mais ce qui surprend le plus May dans cette entrevue est l’incroyable déférence avec laquelle Lahham traite sa grand-mère : « J’avais l’impression qu’il accueillait une reine, voire une légende, je ne comprenais pas ce qui se passait. » En interrogeant sa grand-mère avec beaucoup d’insistance, May parvient à comprendre que celle qu’elle connaissait depuis sa naissance sous le nom de Kheiriyé Jarkas n’est autre que la célèbre Nourhane, une vedette de la chanson orientale dans les années quarante à soixante. À partir de ce moment, May n’a qu’une obsession : faire parler Nourhane devant sa caméra. Elle en fera un documentaire terriblement émouvant.*
Nourhane et Mohammad Salmane, 1947.
Mère à 15 ans
Kheiriyé est née en 1922 à Kuneitra dans le Golan syrien, de parents d’origine circassienne : la famille de son père, Ali Jarkas, avait fui le Caucase durant les massacres perpétrés par l’armée russe en 1864. Celle de sa mère Maryam est originaire d’Anatolie. Ali Jarkas est l’homme de confiance de la famille de l’émir Abdel-Kader al-Jazaïri à Damas. Il meurt alors que sa fille n’a que 40 jours.
C’est avec sa mère que Kheiriyé découvre la musique orientale. À l’époque, Maryam et ses amies se réunissent périodiquement, lors de Istiqbals, pour jouer du oud et chanter à tour de rôle des chansons d’Oum Kalsoum. La petite apprend déjà à maîtriser sa voix. Mais sa mère décède lorsqu’elle a 7 ans : orpheline, Kheiriyé est placée par ses protecteurs Abdel-Kader dans un pensionnat. Lorsqu’elle a 14 ans, on lui trouve un bon parti : un traducteur et linguiste libanais de 21 ans son aîné, extrêmement érudit, Kassem Kassem. Ils se marient et s’installent à Alep où Kassem a trouvé un travail d’enseignant. À 15 ans, Kheiriyé donne naissance à son premier enfant. À peine sortie de l’enfance, elle est ambitieuse pour deux : elle pousse son mari à demander une bourse gouvernementale pour parfaire son apprentissage des langues en Égypte. Une fois installés au Caire, cela tourne mal : le gouvernement syrien paie très en retard. Le couple n’arrive pas à joindre les deux bouts, au point qu’ils perdent leur aîné, tombé malade à 4 ans, faute d’argent pour payer les soins.
Nourhane sur scène. Photos tirées de l’album de la famille
Passionnée de cinéma depuis l’enfance, Kheiriyé accepte des rôles de figurante dans des musicaux de Farid el-Atrache et Mohammad Abdel Wahab pour faire vivre sa famille et en particulier Ziad, son second fils. Elle se fait remarquer et, très vite, elle est en tête d’affiche de son premier film, al-Kheir wal charr avec Mohammad Salman. Son nom de scène sera une contraction de Nour el-Hoda et d’Asmahane, et c’est déjà tout un symbole, car la première est libanaise et la seconde syrienne, et c’est précisément dans la chanson libano-syrienne que Nourhane va exceller.
La sortie de ce premier film est pour Nourhane un drame : la vision du baiser échangé avec Salman à l’écran, couplée avec les retards de Nourhane sur les plateaux de tournage, rend son mari fou de jalousie. Il détruit ses robes et brûle les photos du film. Mais dans son cœur, Nourhane a déjà tourné la page : elle prend Ziad et va s’installer dans une auberge, avant de divorcer. Avec Salman qu’elle finit par épouser, elle aura sa première et dernière histoire d’amour, cinq années de bonheur. Ensemble, ils tourneront un autre film : Leila fil al-Irak. Malheureusement, Salman a un grave défaut : il finit par perdre toute la fortune du couple au jeu. Pour protéger son fils et lui bâtir un avenir stable, Nourhane décide une fois de plus de divorcer. Elle sera chanteuse à part entière.
May partageant avec sa grand-mère Nourhane son 1er prix décroché au Cinema Chouftouhonna Tunis. Photo M.K.
Premières chansons libano-syriennes au Caire
La carrière de Nourhane est fulgurante. Ses chansons écrites en dialecte levantin par Mohammad Mohsen, Philémon Wehbé et Mohammad Abdelkarim, sa voix au timbre chaleureux et aux octaves impressionnantes, son visage solaire, ses cheveux de jais, ses lèvres cramoisies, ses tenues et son port de reine enflamment les foules. Au Caire, où l’on n’avait jamais entendu de chansons en syro-libanais, la nation d’Oum Kalsoum la reçoit avec force ovations. Les années 1950 sont pour Nourhane une décennie glorieuse : elle part dans des tournées en Égypte, en Irak, en Palestine, en Syrie, en Tunisie et au Liban où elle se produit aux côtés de Wadih el-Safi au cabaret Mansour de l’avenue des Français. Elle sera également sur la scène du Casino Piscine de Aley et à Bhamdoun. Elle chante en direct à Radio-Damas, à Sawt el-Chark et à Radio-Liban. À un étage du futur studio de sa petite-fille.
May Kassem à la sortie du film « Nourhane, A Child’s Dream » au Metropolis en juin 2019. Photo DR
Et puis d’un coup, elle laisse tout tomber au courant des années 1960. Elle expliquera que cette décision a été motivée par son aversion du monde artistique, qu’elle n’avait jamais vraiment intégré. Mais aussi parce qu’elle ne voulait pas que son fils soit contraint de dire que sa mère était une chanteuse, raison pour laquelle elle enfermera son passé dans la boîte de l’oubli. Elle, qui se faisait toute seule des boucles anglaises avec un vide-courgettes chauffé à la flamme quand elle était petite, décide d’ouvrir un salon de coiffure pour dames à Damas. C’est là que ses admiratrices vont se succéder, y compris Feyrouz. Elle pense ainsi offrir un métier à son fils qui suit des cours de coiffure à Paris. Mais Ziad change d’avis : il entre à l’université et décroche un poste à l’ONU. C’est lui qui, désormais, assurera le confort matériel de sa mère.
Ziad est décédé prématurément, en 1997. Il n’avait que 56 ans. May n’en avait que 22. Son film, qui a nécessité une dizaine d’années de travail, est une lettre d’amour à sa téta, pour lui dire qu’elle devait être fière de son passé et de ses choix. Pour la remercier aussi de lui avoir communiqué, presque malgré elle, ses passions pour la musique et le cinéma. D’avoir exhumé le passé caché de sa grand-mère lui permet désormais d’être la dépositaire de la mémoire de Nourhane. Celle-ci l’a confirmé au moment de rendre son dernier souffle : alors que sa petite-fille lui faisait écouter sa chanson préférée d’Oum Kalsoum, Fat el-miaad (Il est trop tard), diffusée par un étrange hasard au même moment à la télé, Nourhane a eu une dernière larme que May a recueillie comme une offrande : la transmission était accomplie.
(*) Nourhane, A Child’s Dream de May Kassem.
Magnifique histoire du passé que je vient de découvrir et lire avec le plus grand plaisir… Merci
20 h 26, le 06 mars 2022