
Le président russe, Vladimir Poutine. Sputnik/Mikhail Klimentyev/Kremlin via REUTERS
Le retour de la guerre sur le Vieux Continent, avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, réveille des vieux démons et risque de bouleverser durablement l’ordre international. Pour prendre un peu de hauteur sur les enjeux de ce conflit et comprendre les grandes dynamiques qui pourraient en résulter sur la scène mondiale, L’Orient-Le Jour a interrogé Jean-Marie Guéhenno, ancien secrétaire général adjoint de l’ONU auprès de Kofi Annan, aujourd’hui professeur à l’Université Columbia à New York. Il a récemment publié un ouvrage qui fait le bilan géopolitique des vingt dernières années, intitulé Le Premier XXIe siècle. De la globalisation à l’émiettement du monde (Flammarion 2021). Entretien.
Jean-Marie Guéhenno, ancien secrétaire général adjoint de l’ONU, analyse pour « L’Orient-Le Jour » les bouleversements de l’ordre international qui peuvent résulter de l’invasion russe de l’Ukraine.
Quels sont les premiers enseignements de cette guerre, une semaine après l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes ?
Il y a eu quatre surprises qui démentent les analyses péremptoires qu’on entendait avant la guerre. Premièrement, Poutine n’a pas choisi l’option d’une offensive limitée à l’Est. Deuxièmement, l’armée russe, malgré sa modernisation, a eu jusqu’à présent des résultats médiocres. Troisièmement, la chute rapide du régime ukrainien sur laquelle Poutine comptait ne s’est pas produite, et le président Zelensky a galvanisé le patriotisme ukrainien. Enfin, la réponse occidentale, dans son ampleur et son unité, est complètement inattendue. Il ne faut cependant pas, sur la base de ces quatre surprises, être à nouveau péremptoire, mais dans le sens inverse et annoncer la défaite de la Russie. Nous sommes encore au tout début d’une crise qui peut réserver bien d’autres surprises.
Poutine a-t-il une stratégie de sortie de conflit ?
Je ne crois pas que Poutine accepte un autre résultat que la soumission ou le démembrement de l’Ukraine. Il faut bien sûr tout faire pour obtenir un cessez-le-feu, mais la négociation mettra le leadership ukrainien devant un terrible dilemme moral. Il est en effet probable que l’armée russe, pour obtenir la victoire, va considérablement augmenter le niveau de violence, et les villes d’Ukraine commenceront à ressembler aux villes de Syrie. Et après une telle « victoire », Poutine ne tiendra l’Ukraine que s’il recourt à des méthodes staliniennes, terrorisant le pays. Cela aura des répercussions en Russie, où les Ukrainiens ne sont pas vus comme les « nazis » que décrit la propagande de Poutine, mais comme de proches cousins. À terme, la guerre d’Ukraine prépare donc sans doute la fin de Poutine, mais après combien de mois, d’années de souffrances ?
L’Europe a longtemps donné le sentiment d’être sortie de l’histoire. Assiste-t-on à un tournant ? À la naissance d’une puissance géopolitique ?
L’Europe était bien heureuse de se retrouver à la périphérie d’une confrontation stratégique qui se déplaçait vers l’Asie. Elle comprend soudain qu’il lui sera difficile d’être une « grosse Suisse ». L’évolution de l’Allemagne, qui décide d’augmenter massivement son budget de défense et de livrer des armes à l’Ukraine est spectaculaire. Ce sursaut va-t-il faire de l’Europe une « puissance géopolitique » ? Il n’y a que dans le domaine économique que l’Europe a aujourd’hui les institutions qui lui permettent de gérer sa puissance hors du temps de crise. Dans le domaine de la défense et de la sécurité, tout repose encore sur les décisions des États membres, le haut représentant n’a qu’un rôle limité, et il est beaucoup plus difficile de bâtir dans la durée une politique de défense cohérente. Mais il est possible que la conscience d’une menace partagée accélère une convergence qui jusqu’à présent était très lente. L’intégration européenne a plus avancé en deux jours qu’en deux décennies.
Cette conscience soudaine que l’histoire peut être tragique est-elle également observable au sein des populations européennes ? Le coût économique de cette guerre, avec en particulier la montée du prix des hydrocarbures, peut-il enrayer cette dynamique ?
C’est toute la question : pour le moment, les Européens n’ont eu à consentir aucun sacrifice. Ils ont le spectacle de la guerre, pas la guerre. Si celle-ci devient plus menaçante et affecte leurs vies quotidiennes, une partie non négligeable des opinions peut être tentée de prendre ses distances par rapport à un conflit dont certains voudront croire qu’il ne les concerne pas directement. Les sondages pour l’élection présidentielle française, tout en montrant que l’avance d’Emmanuel Macron s’accroît, indiquent aussi que les deux candidats d’extrême droite (Le Pen et Zemmour) et le candidat d’extrême gauche (Mélenchon) qui sont sur une ligne de neutralité rassemblent à eux trois environ 45 % des intentions de vote. La gravité de la crise a surpris tout le monde, et les opinions peuvent encore beaucoup évoluer.
L’intervention américaine en Irak en 2003 a eu un fort impact sur les relations internationales et sur les opinions occidentales. Assiste-t-on à un moment comparable, ou même à un miroir inversé ?
À l’époque de la guerre d’Irak, les Occidentaux avaient le sentiment d’avoir le monopole de la force, et ils pouvaient donc discuter doctement de la doctrine de la guerre juste. Maintenant, comme vous le dites, c’est le miroir inversé, et ils se retrouvent tout nus dans un monde où ils ne sont plus certains – en particulier les Européens – d’être toujours les plus forts. Et c’est une révolution mentale.
Les Occidentaux vont-ils en conséquence redevenir plus interventionnistes pour défendre les normes du droit international et les valeurs des démocraties libérales lorsque des lignes rouges sont franchies ? On pense notamment au recul de Barack Obama en Syrie en 2013.
Je n’en suis pas sûr. Quand on a peur, on pense d’abord à soi. Les Occidentaux vont certainement réaffirmer avec force l’importance des principes de la charte des Nations unies, notamment l’inviolabilité des frontières et la souveraineté des États. C’est sur ce terrain-là qu’ils ont le plus de chances de rallier la majorité des États de la planète. Même la Chine, qui s’est abstenue au lieu de voter avec la Russie, est sur cette ligne. Mais les normes qui commençaient à émerger quand l’Occident se pensait triomphant, la responsabilité de protéger, une vision plus exigeante fondée sur le respect des droits humains, ne vont pas connaître une nouvelle jeunesse.
Quel ordre les puissances occidentales peuvent-elles défendre dans un monde beaucoup plus multipolaire que lors de la guerre froide, où elles doivent prendre en compte des acteurs de premier plan comme la Chine, l’Inde, ou les pétromonarchies du Golfe qui, s’ils ne sont pas alignés sur la vision russe, se sont toutefois abstenus de la condamner ?
Chine, Inde et Émirats se sont abstenus au Conseil de sécurité, mais ce trio est très hétérogène : la Chine a surpris par la distance qu’elle prenait ainsi avec la Russie, tandis que l’Inde et les Émirats ont surpris par la distance qu’ils prenaient avec l’Occident. La Russie a donc été seule à opposer un veto, et les onze autres membres ont voté contre elle. Parmi ceux-ci, l’ambassadeur du Kenya, en comparant la question des frontières de l’Ukraine à celle des frontières héritées de la colonisation en Afrique, a confirmé que beaucoup de pays ne veulent pas qu’un monde multipolaire soit un monde sans règles. Il est bien possible que cette vision finisse par l’emporter sur l’approche purement transactionnelle des Émirats ou de l’Inde.
Les puissances occidentales, États-Unis en tête, peuvent-elles retomber dans l’hubris qui a conduit à l’intervention américaine en Irak ? Comment peuvent-elles par ailleurs défendre le respect du droit international compte tenu du fait qu’elles ne sont pas elles mêmes exemptes de reproches ou de condamnation à géométrie variable, notamment dans le cas du conflit israélo-palestinien ?
Je ne crois pas qu’il y ait aujourd’hui un risque d’hubris des Occidentaux. Ceux-ci sont bien conscients du dilemme dans lequel ils se trouvent : ne pas accepter que la force fasse le droit, tout en évitant le risque d’un conflit avec la Russie, puissance nucléaire. Cette double préoccupation domine toutes les autres, ce qui aura pour conséquence que dans leurs relations avec le reste du monde, ils risquent plus que jamais de pratiquer une géométrie variable pragmatique, pour renforcer leur position vis-à-vis de la Russie.
Comment le conflit ukrainien peut-il reconfigurer l’ordre international ? Cela peut-il ressusciter une forme de guerre froide avec des paramètres très différents ?
La dépendance de la Russie à l’égard de la Chine va s’accroître, ce qui ne va pas faire plaisir à beaucoup de Russes. L’Europe va graduellement diminuer sa dépendance énergétique à l’égard de la Russie et adopter une vision plus stratégique des relations économiques internationales, y compris avec la Chine ; elle va renforcer ses capacités militaires, et ses liens avec les États-Unis vont se resserrer, à condition que Trump ou un avatar de Trump ne soit pas élu en 2024. Et là est la question de long terme la plus importante, celle que j’aborde dans mon dernier livre : nos sociétés sont extraordinairement fragiles, elles sont en miettes, et il n’est pas du tout certain qu’une menace extérieure suffise pour les ressouder durablement. Pour l’Europe, c’est un enjeu existentiel : les Européens sont en train d’élaborer des réponses à la crise de nos sociétés, et ces réponses ne sont pas identiques à la réponse américaine. Pour qu’elles soient audibles, il est urgent que l’Europe devienne un acteur géopolitique. C’est possible, et en ce sens, leur capacité à répondre à la nouvelle menace russe sera aussi un baromètre de leur capacité à contribuer à la réinvention des sociétés contemporaines.
Le retour de la guerre sur le Vieux Continent peut-il également avoir un impact sur l’espace méditerranéen au sein duquel la Russie a fait son retour en force mais où d’autres puissances, notamment la Turquie et la France, ont des ambitions affirmées ?
La conséquence la plus immédiate est que la Turquie, invoquant l’article 19 de la convention de Montreux, a fermé les détroits aux navires de guerre russes. Ça devrait provisoirement beaucoup compliquer les déploiements navals russes en Méditerranée. Face à la menace russe, il est souhaitable que les tensions qui sont apparues entre la Turquie et la France diminuent. Les tensions entre États riverains de la Méditerranée font le jeu de puissances tierces. La Russie peut jouer un rôle de « spoiler », en Libye, dans le Sahel, mais je doute qu’elle ait les ressources – surtout après les sanctions – pour projeter efficacement sa puissance loin de ses frontières.
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Le processus pour conquérir la Russie se fait en plusieurs étapes 1. Œuvrer à la chute de l’empire soviétique ce qui fut dur, mais bien réussi. 2. Vassaliser en premier les nations satellites de la Russie, en les subsidiant par milliards, attirant ainsi les plus récalcitrants à l’adhésion. 3. Pousser le pouvoir russe à se sentir piégé par l’alliance quasi ennemie, en promettant monde et merveille au plus grand voisin l’Ukraine pour accepter de se vassaliser. 4. Pousser la Russie, en ne cédant pas à l’essentiel, à faire la guerre à son important ex-satellite. 5. Répondre par une guerre financière incontournable, suite à la mondialisation économique bien tissée depuis un demi-siècle par l’occident mettant l’économie russe par terre. Objectif final à atteindre: Abattre le pouvoir russe et contaminer les nombreuses régions et républiques de la fédération russe à la révolte, en créant la dissension et la fin de cette fédération, en vassalisant cette partie de la planète en exploitant la richesse naturelle de cet énorme espace. En plus la Russie devenant une vassale de l’alliance atlantique, ayant une frontière avec la Chine, l’alliance obtient une position géographique stratégique, un atout supplémentaire pour continuer ce même jeu en Chine. Ce n’est pas un Vidéo-Game de domination mais une réalité plausible.
DAMMOUS Hanna
18 h 10, le 04 mars 2022