Critiques littéraires Polar

Toute nue sur le dos d’un tapir

Toute nue sur le dos d’un tapir

© Lisbeth Salas

La Vague arrêtée de Juan Carlos Méndez Guédez, traduction de l’espagnol (Venezuela) par René Solis, éditions Métailié, 2021, 304 p.

Caracas, aujourd’hui, c’est beaucoup Beyrouth mais à l’échelle sud-américaine. Une ville en faillite totale, où les services publics ont quasiment disparu, où la monnaie dégringole sur une pente sans fin, où la corruption décide de tout, où la misère et les gangs se disputent les quartiers comme des chiens enragés, à l’exception, bien sûr, des plus huppés. Spécialité vénézuélienne : quelque 28 000 kidnappings par an, ce qui élève cette pratique au rang d’une industrie, sans doute la plus prospère du pays, après celle du pétrole.

Quand une personne disparaît, la famille s’adresse à un intermédiaire, un sale type évidemment, qui connaît à la fois les ravisseurs, grands et petits, et les enlèvements en cours. Le problème, c’est que pour la disparition de Begoña, une étudiante et fille d’un député espagnol, ce facilitateur ne dispose d’aucune information. Mauvais signe. On sait simplement que la jeune fille, en rupture avec sa famille ultraconservatrice, semble avoir succombé aux sirènes de l’extrême-gauche pour gagner Caracas, capitale de la révolution postbolivarienne. Après un certain temps, elle n’a plus donné aucune nouvelle.

Pour la retrouver dans cette capitale tombée au fond d’un gouffre, pas la peine de compter sur la police – pourrie jusqu’à la mœlle. Et un détective privé n’y ferait pas de vieux jours. D’où le choix du père de Begoña de faire appel à Magdalena, une enquêtrice-sorcière vénézuélienne, qui exerce son métier sous la protection d’un petit panthéon de divinités tutélaires, dont María Lionza, la déesse guerrière qui se promène toute nue sur le dos d’un tapir.

Finalement, ce n’est pas si surprenant : la capitale du Venezuela a partie liée avec les forces invisibles. Une (fausse) légende indienne ne prétend-elle pas que ses habitants, découvrant qu’une immense trombe marine s’apprêtait à les engloutir, demandèrent l’aide du dieu Amalikawa qui pétrifia l’eau ? Arrêtée dans son élan, la vague prodigieuse protège depuis lors Caracas tout en restant à côté comme une menace durable. La grande cité est donc hantée par ce souvenir permanent, celui d’avoir près d’elle à la fois « la beauté » et « la possibilité de la catastrophe ». Quel singulier destin !

Plus encore que l’intrigue, c’est la personnalité de la détective-sorcière qui séduit. À elle seule, elle est une entreprise de magie. Magie blanche, mais qui frôle la magie noire : « Elle avait subi les épreuves, le rituel des fruits, les purifications à la liqueur d’agave, à l’ammoniaque, au savon bleu, et elle avait traversé sept fois les rivières. Depuis lors, elle sentait ces liens de façon discontinue, comme si les pouvoirs n’arrêtaient pas de se faire et de se défaire. » Mais elle aime aussi Cézanne, l’art cinétique et, plus que tout, les corps des garçons quand ils sont beaux sans dédaigner celui des femmes : « Ça l’embêtait beaucoup mais le monde ne cessait de s’emplir de jeunes. Il en surgissait sans arrêt des nouveaux : bruyants, les cheveux brillants, avec des corps appétissants et la peau douce. Autant de pouvoir était insupportable. Heureusement, ce n’était que passager. Les années se chargeraient de les guérir. »

La violence fait rarement peur à Magdalena. Déambulant à Marseille au début du roman, on la voit, d’un coup de stylo bien senti, crever l’œil d’un habitant, sans doute des quartiers nord, qui la menaçait et lui crachait dessus à cause de son décolleté trop généreux et son refus de porter un hijab. Personnalité à la fois solaire et sombre, elle explique : « Quand tu as du talent pour un boulot, tes capacités reposent sur une part obscure ; la part d’ombre qui nourrit tout ce que tu fais et que tu ne déchiffres pas, justement parce que, en l’éclairant, la construction sur laquelle repose ta vie pourrait s’effondrer. »

À côté de Magdalena, les détectives privés de nos romans habituels font pâle figure. En plus, la dame n’oublie jamais de réfléchir. Tiens, sur la politique au Venezuela qui « lui semblait comme ces restes de poulet oubliés au fond du frigo qui, un jour, se transforment en amas verdâtres qu’il faut jeter en fermant les yeux ». Elle est bien la meilleure des guides pour découvrir cette Caracas « remplie d’ombres et d’esprits malins » et capitale la plus violente du monde. Et si la « vague arrêtée » n’a pas encore déferlé sur la ville démoniaque, c’est peut-être parce qu’elle la porte sur ses épaules. Comme la digne disciple qu’elle est de María Lionza, la déesse qui se promène toute nue sur le dos d’un tapir.


La Vague arrêtée de Juan Carlos Méndez Guédez, traduction de l’espagnol (Venezuela) par René Solis, éditions Métailié, 2021, 304 p.Caracas, aujourd’hui, c’est beaucoup Beyrouth mais à l’échelle sud-américaine. Une ville en faillite totale, où les services publics ont quasiment disparu, où la monnaie dégringole sur une pente sans fin, où la corruption décide de tout, où la...

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