« La peur tue l’esprit. La peur est la petite mort qui amène à l’oblitération. »
Si la réalité est aussi multidimensionnelle et infinie que Frank Herbert la perçoit, alors la peur est, sans aucun doute, la gardienne absolue des profondeurs de la connaissance et de la vérité.
Déterminé à saisir la complexité de l’humanité – dans son passé, son présent et ses potentiels futurs –, Frank Herbert a réussi à exprimer ses impressions dans ce que tout adepte de la littérature futuristique et dystopique désigne à ce jour comme la « bible de la science-fiction ». À travers cette vaste épopée que nous conte en six tomes Dune, Herbert a su imprimer ses expressions, non seulement dans le panthéon de la science-fiction, mais également auprès d’une multitude de personnes en recherche d’expériences à la fois profondes et transcendantes.
Érudit, de nationalité américaine, F. Herbert s’est plongé dans pratiquement tous les aspects de l’existence afin d’étudier le comportement humain chez l’individu et dans le corps social (E. Durkheim, 1895), de comprendre aussi la planète dans sa nature et dans sa place dans le cosmos, et percevoir l’inconnu comme un champ d’expérimentation illimité, pour son imagination vaste et profonde. À travers un spectre anthropologique exhaustif, F. Herbert appréhende les sciences de la psychologie, la sociologie, la philosophie, la politique, la théologie et la technologie afin de se représenter l’espèce humaine dans l’espace-temps et tenter de la projeter dans son propre futur.
C’est en 1965 que F. Herbert présente le premier tome de Dune, dans lequel, d’emblée, il réussit à évoquer ce nœud gordien dans lequel l’humanité est empêtrée. Ce livre constitue une légende qui dépasse le temps et les frontières de l’univers, narrant l’histoire des civilisations qui s’affrontent à l’échelle cosmique, pour le pouvoir et le contrôle, mais aussi pour la liberté, la paix et la fraternité. Une légende qui reflète en fin de compte notre réalité propre, le plus clairement possible, dans un miroir immuable et sacré.
Comme la plupart des chefs-d’œuvre, mis à part ceux de la littérature dite obscure ou souterraine, Dune a été réinterprété de manière audiovisuelle de multiples fois. Sa première adaptation dans l’industrie cinématographique remonte au milieu des années 1970, avec Alejandro Jodorowsky, artiste et philosophe aux multiples talents.
Essayer de comprendre A. Jodorowsky, c’est s’aventurer sur une « slackline » entre un surréalisme extrême et un mysticisme dévoué dont la visée est la transmutation alchimique de l’absurdité humaine en une expérience transcendantale et révélatrice de l’âme. Ses films les plus emblématiques, El-Topo (1970) et La Montagne sacrée (1975), sont de parfaites représentations du caractère infiniment complexe de A. Jodorowsky, capable d’exprimer sa vision particulière à travers des détails méticuleux, des symboles profondément mystiques et ésotériques, mais aussi à travers des images très crues, dévoilant sans filtres les couches pulsionnelles de l’humain.
Après le succès de El-Topo, A. Jodorowsky annonce son intention de réaliser sa version cinématographique de Dune. Malgré l’admiration sans bornes qu’il vouait à F. Herbert et à Dune, il a voulu conférer une tournure plus lumineuse à cette histoire, qui dans le texte ne fait que s’assombrir au fil des tomes. Ainsi, au lieu de s’engager dans cette longue dystopie galactique, notre guerrier spirituel décide de glisser dans sa vision « l’avènement d’un dieu », comme si une prophétie unificatrice était sur le point de se réaliser à l’échelle cosmique.
Le film qu’il imaginait dépassait en ambition toutes ses œuvres passées. Il fit appel à une large palette d’artistes vivants, les plus pointus et raffinés de leur temps : Jean-Giraud alias Moebius, H. R. Giger, Chris Foss, Salvador Dalí, Pink Floyd, Magma, Gong, Tangerine Dream, chacun d’entre eux incarnant à ses yeux une pièce nécessaire à son puzzle cosmique. Le budget était démesuré, à la hauteur de sa vision et de la dimension épique de son film. En effet, A. Jodorowsky projetait de réaliser un film de 12 heures pour emmener son spectateur dans un voyage complet mais aussi pour libérer le cinéma de ses limites conventionnelles. Ce film ne fut évidemment pas réalisé, car les cerveaux de Hollywood furent incapables de traiter tant de nouvelles données à la fois et de prendre un tel risque financier et conceptuel.
Au début des années 1980, David Lynch fut poussé par Hollywood à faire son interprétation de Dune. Indiscutablement et de son propre aveu, cette tentative fut un échec total ; le style, la psyché et le penchant générique de D. Lynch étant aux antipodes de la science-fiction et de son univers de vaisseaux spatiaux et des mondes extraterrestres. Il considéra lui-même le film comme un désastre et ne s’aventura jamais plus dans la science-fiction.
La dernière tentative d’adaptation de Dune nous amène au XXIe siècle. C’est Denis Villeneuve qui s’essaye à cette tâche ardue, son écriture cinématographique semblant être le pont parfait entre le symbolisme ésotérique de Jodorowsky, et la perception conventionnelle de Hollywood et du grand public.
Après le vaste succès commercial de son Bladerunner 2049, sorti en 2017, D. Villeneuve visait un nouveau public, à savoir les fans de fictions dystopiques et d’atmosphères cyberpunk. Cependant, il ne fut pas épargné dans son entreprise par les injonctions et les restrictions de Hollywood. Pour rester dans le viseur commercial des firmes et assurer une large audience à son film, il se résolut à décevoir les attentes assoiffées et puristes des scènes artistiques et du public plus « underground ».
En effet, la version de D. Villeneuve reste beaucoup plus accessible et épouse la lentille conformiste hollywoodienne en surfant sur les sujets d’actualité de la société contemporaine. À travers une lentille socio-
anthropologique, son interprétation de Dune est résolument ethnocentrique, car non seulement elle substitue les racines et les sources islamiques et orientales du livre par une compréhension superficielle, sinon naïve, des cultures de l’autre, mais de plus adopte une lecture erronée et simpliste de l’univers multidimensionnel créé par Herbert et assimilé par Jodorowsky.
En abandonnant les dimensions complexes et nuancées de F. Herbert, D. Villeneuve adapte le livre à un public plus large, plutôt qu’il n’en entreprend une interprétation fine. Malheureusement, cela se fait au prix de multiples contresens et d’un manichéisme assumé. Ainsi, au lieu d’honorer véritablement les cultures détruites par l’Occident, D. Villeneuve transforme ces personnages mystiques si particuliers en stéréotypes surmaquillés et grossiers, en caricatures exotiques d’eux-mêmes. Par exemple, la plupart des personnages indigènes, formant la population des Fremen (habitants du désert de la planète Arrakis), ont des traits, des accents et des comportements occidentaux, en décalage avec leur caractère originel, ou, pire encore pour certains, inexistants dans le texte et convoqués pour forcer le trait.
La religion, quant à elle, est confondue avec des superstitions naïves démontrant une compréhension superficielle et une mauvaise interprétation de la théologie en général et des croyances indigènes en particulier, comme l’explique parfaitement Haris A. Durrani dans son article du 28 octobre 2021 dans The Washington Post.
Ainsi, au lieu de respecter la volonté de F. Herbert d’honorer les cultures marginalisées et opprimées, Villeneuve accepte de remodeler leur image pour adhérer au discours ethnocentrique dominant. Il atténue et édulcore l’intensité et la rudesse du Dune original, puisqu’il choisit de censurer la violence sciemment accentuée du Baron Harkonnen sur ses sujets asservis.
Cette cruauté archétypique et la soumission à la douleur insupportable sont des concepts fondamentaux non seulement du livre de F. Herbert, mais aussi de sa perception, de sa vision et de sa philosophie.
Ceci dit, le succès du Dune de D. Villeneuve s’explique et s’appuie sur quelques ingrédients infaillibles. Il vise le grand public à travers une caméra esthétique et séduisante. Il navigue sur les sujets les plus actuels et compense le manque de profondeur et de complexité par le recours à la technologie de l’image qui lui permet de restituer un effet d’intensité épique et de rendre des effets visuels saisissants de beauté. Les longs plans dans le désert sont de toute beauté et les vaisseaux sont presque aussi soigneusement conçus que les vaisseaux spatiaux de S. Kubrick dans son Space Odyssey.
En définitive, D. Villeneuve est plus fidèle à son propre public qu’au désert sans fin qu’est Dune, et à la quête infinie de sens et de vérité entreprise par Frank Herbert,
Échouant à atteindre la réalité de notre existence collective, D. Villeneuve réussit à alimenter le récit ethnocentrique de l’Occident par la médiation d’un divertissement « haut de gamme », en d’autres termes par des artifices élégamment épiques, qui ont assurément réussi à alimenter le box-office américain.
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