Entretiens Rencontre

Valérie Cachard, Victoria et l'archéologie des mémoires abandonnées

Valérie Cachard, Victoria et l'archéologie des mémoires abandonnées

© Myriam Boulos

Victoria K., Delphine Seyrig et moi ou la petite chaise jaune (esse que éditions, 2021) est un titre qui annonce dès le départ des rencontres insolites, des croisements impromptus et un certain nombre d’énigmes posées à travers un texte théâtral éclectique. « Celle qui raconte l’histoire » rend compte de sa découverte d’une maison abandonnée à Beyrouth, parsemée de carnets, de lettres ou de journaux ayant appartenu à Victoria K., une institutrice célibataire à l’école Louise Wegmann, dans les années 50. Par un jeu de détours mené dans une langue concise et toujours un peu décalée, le destin de l’enseignante croise celui de Delphine Seyrig. Ou bien s’agit-il d’une supputation de l’auteure ?

Le spectateur (ou lecteur) suit la démarche à la fois documentaire et onirique d’une voix qui rend compte de ses recherches et des questions qu’elles suscitent. « Seule certitude, en 1958, elle a 48 ans. Elle vit avec son frère et sa belle-sœur. (…) Elle prend le train pour Jérusalem. Si elle s’assoit du côté de la vitre, elle peut voir les champs de bananiers, des orangeraies à perte de vue. Elle ne se pose pas de questions. Le trafic passe, passe. Aucune frontière ne l’arrête. »

Le tissage du tangible et de la fiction appelle une constante interrogation historique, qui fait résonner la grande histoire à travers le quotidien d’une maîtresse d’école et la reconstruction qu’en fait Valérie Cachard. « J’ai construit cet écrit comme une fouille archéologique qui dévoile petit à petit ou donne d’abord des morceaux, des fragments qui s’assemblent et fondent les uns dans les autres au fur et à mesure », précise-t-elle dans le prologue de son texte, qui a été lauréat du prix RFI Théâtre 2019. Différents comédiens et metteurs en scène l’ont déjà interprété à Rouen, à Paris, ou à Prague. Fin janvier, à Reims, c’est Valérie Cachard qui était sur scène, avec le musicien Hadi Deaibes, qui a construit toute une scénographie sonore autour des mots du passé et de leur écho contemporain.

« Victoria K. a pu être saisi par différentes personnes, qui en ont proposé des interprétations différentes ; si le texte a une dimension orale, je l’ai aussi écrit pour qu’il soit lu », souligne l’auteure, qui a tenu à une version bilingue de son opus, traduit du français vers l’arabe par Chrystèle Khodr.

Vous êtes-vous fondée sur une expérience personnelle dans le récit de la découverte de cette vieille maison abandonnée ?

Oui, cela correspond à une exploration de lieux abandonnés que nous avons menée, Grégory Buchakjian et moi, à partir de 2012, pendant à peu près cinq ans. On a ramassé pas mal d’objets ; je savais que je voulais aller dans cette maison, située tout près du théâtre Monnot. Comme je le raconte dans le texte, je l’ai longtemps regardée car elle m’intriguait. Lorsque nous avons découvert ce qu’elle contenait, j’ai souhaité en faire ma matière privilégiée. Grégory a fait un livre et une exposition, auxquels j’ai collaboré ; je ne savais pas encore quelle forme allait prendre mon projet. Lors de l’exposition au musée Sursock, en 2018, j’ai proposé une performance pour un seul spectateur, invité à revivre le processus de découverte d’un lieu abandonné, et les émotions que cela peut susciter. C’était sous forme de jeu, et cette réactivation de notre démarche a permis au texte de se déployer et de trouver cette forme qu’il a aujourd’hui, qui n’est pas classique.

Comment s’établit la dialectique entre la dimension documentaire et la fiction ?

Le but est de brouiller les pistes, pour que les gens ne sachent pas ce qu’il s’est vraiment passé, et c’est la question que je pose à la fin. J’y réponds en partie, mais je laisse flotter le doute. L’objectif est de témoigner par les mots de gens anonymes, qui ne sont pas des politiques. Il s’agit de ramener une parole qui donne une image très concrète de ce qui a pu avoir lieu, de comment la région s’est construite et de ce qu’a pu être l’expérience de la guerre et des accalmies qui survenaient parfois. Dans les années 50, ce n’étaient pas du tout les mêmes frontières ; le regard que Victoria pose sur Jérusalem quand elle s’y rend pour un pèlerinage semble irréel par rapport à la situation d’aujourd’hui.

Votre texte ne fait-il pas écho à une question récurrente sur la scène artistique libanaise contemporaine, celle de la mémoire ?

C’est un sujet dont on parle beaucoup : avec Grégory, on aurait aimé donner des objets trouvés dans différents lieux, qui ont trait à l’histoire, mais on ne savait pas à qui. Le musée de la guerre n’a jamais ouvert, à cause de brouilles confessionnelles. Et finalement, la maison jaune s’est transformée en galerie d’exposition.

Dans ce texte, j’ai eu envie de me mettre du côté des gens qui veulent porter un certain récit. Il y a un aspect consolateur à se rattacher à des gens qui nous ressemblent et qui ont vécu l’expérience de la guerre et de la ligne de démarcation. On a besoin de se représenter des figures du passé, que ce soit des gens connus ou des anonymes qui, à un moment donné, ont essayé de survivre, comme on essaye de le faire aujourd’hui.

Cette quête est très générationnelle, sachant que l’on a aussi une lecture des événements qui change en fonction de l’actualité. On reste sur les mêmes thématiques car elles ne sont pas résolues ; le jour où on aura des livres d’histoire actualisés ou un vrai musée de la mémoire, on pourra passer à des sujets différents. Il faudrait aussi que les gens d’ici racontent leurs histoires ; on a jusqu’ici beaucoup de personnes de l’étranger qui le font à notre place.

Les deux héroïnes de la pièce partagent-elles uniquement un lieu, ou bien également une même quête féministe ?

Peut-être que Delphine Seyrig a été l’élève de Victoria, on n’en sait rien ! Ce qui m’intéressait, c’est de me dire que Victoria, en dépit de son côté traditionnel, est féministe pour son époque. Elle a fait des choix de vie et elle rejoint donc les discours de Delphine Seyrig et la manière dont elle parle de la position des femmes, de ce qui les empêche d’être, etc. Cette actrice est déterminante pour moi et pour ma génération : le film Peau d’âne est un des rares auxquels nous avions accès pendant la guerre. C’est un film terrible, on ne comprend pas ce qui s’y joue : on est fasciné par les robes, on retient la chanson du gâteau… Puis on revient sur ce qui se passe derrière l’histoire et sur la question de ce que l’on décide de retenir ou non. Ma référence au film d’Alain Resnais dans mon texte fait écho à la manière dont j’ai écrit le texte : j’ai ouvert des portes, derrière lesquelles j’ai trouvé des couloirs, que j’ai traversés... Quand je dis sur scène « Vous ne savez pas tout ce qu’il a fallu traverser pour arriver jusqu’à vous », je fais référence à un véritable parcours, sans cesse renouvelé. Le film L’Année dernière à Mariendbad, dans lequel joue Delphine Seyrig, relate une rencontre impossible : un monde onirique où l’on ne parvient pas à démêler le vrai du faux, tout y est figé et il y a une sorte de splendeur désuète. Cela rejoint un peu les coulisses de mon texte.

Comme souvent dans vos écrits, les objets ne jouent-ils pas un rôle déterminant dans les trajectoires des personnages ?

Je les affectionne particulièrement, et j’ai un faible pour les musées, ce sont des lieux où l’on raconte l’histoire de manière linéaire et c’est un élément qui nous manque. On a besoin de ce squelette à l’intérieur de nous, de cette histoire-là, et on est obligés de prendre le réel par bribes, que l’on essaye de mettre ensemble. Je suis très émue par les objets et par tout ce que l’on laisse traîner en général.

Dans la première nouvelle que j’ai écrite, l’héroïne, Simone, accumulait des objets et les collectionnait de manière compulsive. Je me suis rendu compte récemment que la femme qui avait inspiré ce texte habite tout près de la maison de Victoria K...

Au-delà du format bilingue, qui induit un constant va-et-vient entre les deux langues, votre écriture en français n’est-elle pas travaillée par la langue arabe ?

Le français et la culture française sont les référentiels majeurs du texte, mais je m’interroge sans cesse sur le fait de réussir à poser les mots justes sur les choses. Je me dis parfois qu’en arabe, il y a des éléments que l’on n’est pas capable de dire, et c’est peut-être à cause de cela qu’on ne parvient pas à agir dessus.

Avec ce texte je m’interroge sur l’origine du conflit : il y a des cartes géographiques régionales et internationales qui se dessinent, par les dates et les villes citées. On voit les conflits se faire écho les uns dans les autres, jusqu’à atterrir au Liban et exploser. Je me demande si je ne fais pas ça aussi avec la langue arabe, dans l’idée de remonter à son origine. On peut la considérer comme paradoxale : elle est sacrée d’un côté, et en même temps c’est notre langue du quotidien. J’ai beaucoup accompagné la traduction, on a fait des lectures pour voir comment le texte sonnait, dans le choix des mots, du rythme des phrases, de la non-ponctuation que j’ai en français, et que l’on a gardée. On a eu plusieurs discussions sur le choix de la langue utilisée : fallait-il opter pour l’arabe familier, qui va sonner tout de suite à l’oreille, ou l’arabe littéraire, qui met une distance folle avec le lecteur ? On a opté pour l’arabe libanais, et pour une façon d’orthographier qui n’est pas grammaticalement correcte.

La traductrice a choisi une manière d’écrire adoptée par une maison d’édition, Sanawbar, qui a travaillé sur cette orthographe-là, qui permet de rendre la lecture plus simple et plus fluide. Cela m’a permis une forme d’appropriation de cette langue avec laquelle j’ai des problèmes. Entre celle que l’on m’a enseignée, celle que je parle, celle que je lis et celle que j’essaye d’écrire, il y a des écarts. On voulait essayer de trouver une langue qui ressemble le plus possible à qui on est aujourd’hui.

Nous envisageons de jouer au Liban ce texte en français et en arabe. J’aimerais bien écrire en arabe et voir où la langue m’amène, j’ai la sensation qu’elle simplifierait certains aspects. Je suis curieuse de découvrir ce que ça donnerait.

PS: Une lecture de Victoria K, Delphine Seyrig et moi ou la petite chaise jaune est accessible en podcast sur le site de RFI.

Victoria K., Delphine Seyrig et moi ou la petite chaise jaune (esse que éditions, 2021) est un titre qui annonce dès le départ des rencontres insolites, des croisements impromptus et un certain nombre d’énigmes posées à travers un texte théâtral éclectique. « Celle qui raconte l’histoire » rend compte de sa découverte d’une maison abandonnée à Beyrouth, parsemée de...

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Magnifique, bravo et merci !

In Lebanon we (still) Trust

19 h 50, le 08 mai 2023

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Commentaires (1)

  • Magnifique, bravo et merci !

    In Lebanon we (still) Trust

    19 h 50, le 08 mai 2023

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