Le point de vue de...

Nous

Nous

D.R.

Plus le temps passe, mieux le Liban recule, brise nos jours, dévore nos vies et nous exile.

Sommes-nous encore dans notre impasse en mesure d'espérer ? J'entends par là de ne pas s'enfoncer davantage dans les profondeurs de notre engrenage.

La réponse n'est pas toujours le malheur de la question. Et bien que rien ne soit en ce moment chahuté plus beau que le silence, abordons positivement cette nouvelle année. Disons que l'espoir a beau être désespérant à force de se réduire à une notion obscure, le peu qui en reste demeure un trésor. Celui du fil ténu qui nous retient à la vie dans notre terrifiante réalité.

Le pillage des comptes en banque des Libanais, qui a appauvri 82% d'entre eux, n'est, si cruel soit-il, qu'une étape d'un effondrement rémittent qu'on a toujours vécu les yeux fermés, dans l'ivresse des apparences, et qui, aujourd'hui, fige le pays à l'extrême bord du précipice.

C'est celui-ci mon point de vue. Sa métaphore, un cauchemar que j'ai fait récemment. Je me retrouvai non pas comme Dante « dans une forêt obscure », mais sur une route de la montagne, longeant une falaise. J'étais en voiture avec une amie d'une autre confession. Au volant, celle qui d'entre nous, dans la vie réelle, ne sait pas conduire. Soudain un virage. Sortie de route et l'inexorable séparation. Puis, plus rien d'autre que l'image glaçante de notre plongeon dans le vide. Un vide aussi vaste et profond que l'inconscient. Impossible de lui tendre la main. Mon bras ballant hurlait en sombrant derrière mon corps dans le néant.

Nous étions comme hors de l'enveloppe terrestre. Ni obscurité, ni lumière. Ni présent, ni passé. Ni Yahvé, ni Christ, ni Prophète. Ni toit, ni frontières. Aucune couverture. Ni nationale, ni étatique, ni confessionnelle. Ni gaz, ni pétrole, ni puissances étrangères. Ni dollars volés, ni lollars. Ni pharmacies vides jusqu'au moindre paracétamol. Ni justice, ni injustice. Ni amour, ni haine. Ni croyances, ni pensées, ni sentiments. Rien d'humain ou d'inhumain. Dans ce non-lieu entre rien et rien, juste l'absence de l'être.

Et au réveil, la conscience douloureuse d'une chute dans la dépossession de mon humanité.

Nous subissons, depuis longtemps en fait le supplice de l'estrapade. Nous sommes depuis longtemps divisés, évoluant au petit bonheur dans un enfermement mental pire que celui dont parle le sociologue Jean-Pierre Le Goff dans son essai La Société malade. Nous vivons dans une intolérance qui ne supporte aucun avis différent, y compris celui qui rejette deux tyrannies à la fois comme le fait Camus dans L'Homme révolté. Nous fonçons avec une pensée bien plus « enchaînée » que celle dont parle l'écrivaine Susan George. Nous semblons à des années-lumière du modernisme de Montaigne qui « trouve autant de différence de nous à nous-mêmes que de nous à autrui ». De Jahiz qui toute sa vie a joint l'acte à une parole selon laquelle « une vertueuse vie d'épreuves est meilleure qu'une vie aisée de corruption ». Et d'autres, en passant par Ahmad Youssef el-Chidiac et Amine el-Rihani qui cherchait « une religion qui partout enseigne aux gens la fraternité humaine ».

Remontons aux vicissitudes de notre histoire, façonnée d'avalanches, de renversements, d'émigrations, de conversions religieuses. Nous portons dans notre génome, comme partout ailleurs, les traces des croisements et des migrations, ne serait-ce que ceux qui commencent avec les Phéniciens, en passant par la Grèce ancienne, l'Empire romain, la conquête musulmane, les Croisades. Le Caire a été la capitale du chiisme, puis celle du sunnisme. L'Empire ottoman a eu des périodes de guerres et de paix avec l'Iran. Revisitons, par exemple, les bouleversements de notre XIVe siècle. Tout cela a laissé des enfants ici ou là. Nous sommes le résultat de ce métissage.

Nous avons tiré si peu de leçons de notre histoire que le Grand Liban est né pétri de ressentiments, de confessionalisme, de peurs, de répétitions à force de déni, de forclusions, de soumissions, de faux-fuyants, de subterfuges, d'arrogance malgré les humiliations et de procrastination.

Il est temps pour nous de soigner ces maladies. De regarder la réalité en face. De reconnaître nos responsabilités qui ne commencent, ni ne finissent, chez l'adversaire. De choisir la solidarité contre le mépris et la surdité. De régler nos narcissismes aussi bien qu'une tension artérielle. D'admettre que la souveraineté est incompatible avec notre système confessionnel. De se souvenir que notre dignité nationale, non seulement nous l'avons perdue en s'entretuant pendant quinze ans, mais que nous y avons même renoncé, en évitant ensuite de réconcilier les mémoires conflictuelles. Temps de prendre conscience que notre salut exige au lieu de tuer l'autre, de tuer ce qui en nous empêche de vivre ensemble. Temps de savoir qu’il n'y a de liberté pour personne s'il n'y en a pas pour celui qui pense autrement. Temps de se rappeler que l'impératif d'une démocratie est l'unité du pays. D'abord son unité.

Donnons-nous les moyens de la réaliser, pour inverser notre situation. Ne nous trompons plus de priorités. Réfléchissons, malgré notre réveil tardif, à la seule alternative que nous ayons : l'apaisement ou la discorde. Toute crise implique une opportunité, comme l'indique le mot chinois Wei-ji. Saisissons-la en adoptant un « juste-milieu », tel que l’entend Aristote.

C'est cela qui donnera un sens à nos résistances. C'est à cela que chacun de nous devrait s'atteler, en 2022, quelles que soient les catastrophes et les échéances à venir. Essayons.

Inchalla, meilleure année.

Plus le temps passe, mieux le Liban recule, brise nos jours, dévore nos vies et nous exile.Sommes-nous encore dans notre impasse en mesure d'espérer ? J'entends par là de ne pas s'enfoncer davantage dans les profondeurs de notre engrenage.La réponse n'est pas toujours le malheur de la question. Et bien que rien ne soit en ce moment chahuté plus beau que le silence, abordons...

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