Dans son salon d’apparat, Régina Fenianos est assise sur son canapé oriental couleur lie de vin. Elle affiche son plus beau sourire mais elle a du vague à l'âme. La "socialité" incontournable des soirées mondaines et caritatives n’a plus de quoi noircir son agenda. Tout juste de quoi occuper son temps ce jour-là, en prodiguant ses conseils à l’ambassade de Russie qui cherche à organiser un événement. Cette Brésilienne d’origine libanaise incollable sur le gotha mondial vit dans la nostalgie du passé. Celui du Liban à ses heures de gloire qu’elle a connu avant-guerre, puis celui d’avant la crise de 2019. Sur le piano, la photo de son mariage au Brésil en 1973 avec l'avocat Camil Fenianos, et celles entourée de sa tribu, fils, belles-filles et petits-enfants. Les murs de sa maison ancienne qui surplombe le port de Jounieh, sont devenus un almanach d’un temps désormais révolu. Les photos des galas, des remises de distinctions, mais aussi celles en compagnie des hommes qui ont marqué la politique libanaise de ces dernières décennies. Pas tout à fait incompatible, dit-elle, avec les deux bannières de drapeau libanais placées de part et d’autres d’un miroir ancien, son blason à elle de la « Thaoura ».
Comment trouver ses repères dans un Liban, leur Liban, qui n’existe plus ? Ils font partie de ces privilégiés qui gravitaient dans les hautes sphères de la société ou qui ont joui de tout ce que le pays avait de mieux à leur offrir. Ils sont issus de ce qu’on appelle les « bonnes familles », ont eu un parcours universitaire irréprochable, un métier des plus convenables. Tout comme leurs parents ou leurs enfants. En quelques mois à peine, les crises politique puis économique ont rebattu les cartes. La révolution a ratissé large. Riches ou pauvres, nombreux ont été les « déçus du système ». Une partie de la bourgeoisie libanaise est descendue dans les rues suite au soulèvement du 17 octobre 2019. Elle a été partie prenante de la révolution aux côtés des « sans-culottes ». Pendant des mois, plusieurs mondes ont foulé les mêmes pavés pour dénoncer le système. Un système qui tournait à l’avantage des puissants, avec ses zones grises, ses petits arrangements. Là est tout le paradoxe. Comment vouloir le changement lorsqu'on a toujours trouvé son compte dans ce Liban d’avant ? Dès les débuts du mouvement contestataire, la carioca a troqué le beau monde et ses tailleurs de créateurs, pour un drapeau à la main et un visage peint, en se mêlant à la foule qui se pressait au centre-ville de Beyrouth. « Le Liban passe avant tout. Ce n’est pas parce qu’on vit à Jounieh qu’on est sectaire », souligne Régina Fenianos. « C’était le plus beau pays du monde. Tous les princes étrangers me le disaient. Sauf que la classe politique a fini par tout détruire », ajoute-t-elle.
« J’ai fait l’AUB et ta mère l'USJ »
Toufic Tahan, héritier et PDG de la grande chaîne d'électroménager Abed Tahan a lui aussi cru dans la révolution et au changement. Mais il fait preuve d’une certaine lucidité. Parmi ses priorités, figure la lutte contre la corruption systémique, notamment le fait que certaines entreprises soient exonérées de frais de douanes ou ne déclarent pas leurs employés par exemple. « Je paye mes taxes, ma marchandise entre légalement, mes salariés sont assurés, et tu vois d’autres outrepasser ces règles complètement, c’est l’un des plus gros faits de corruption dans ce pays », estime-t-il.
Akram*, 62 ans, a battu le pavé aux côtés d’une foule éclectique, avant de faire marche arrière. « Il n’y avait pas d’opposition forte, c’était et c’est toujours trop le bazar », se plaint-il. Cet ex-financier incarne cette bourgeoisie chrétienne qui a vu son monde s’écrouler. Cet ancien de l’école d’ingénieur de l’AUB et titulaire d’une maîtrise en économie et relations internationales obtenue dans une faculté aux Etats-Unis, a fait toute sa carrière dans la finance, entre le Liban et les pays du Golfe. « Un jour mon fils m’a dit qu’il voulait entrer en business dans une université de seconde zone. Je lui ai dit ‘c’est quoi ça ? Je ne la connais pas celle-là. J’ai fait l’AUB et ta mère l'USJ’. Il était hors de question qu’il ne fasse pas le même parcours alors qu’il en était capable », raconte Akram, qui affirme n’avoir jamais utilisé de "wasta" (piston) de sa vie. Tout juste un coup de pouce d’un professeur qu’il connaît pour faire accepter le dossier de son fils à la prestigieuse Université américaine. Dans leur appartement situé dans l’un des plus beaux quartiers d'Achrafieh, sa femme et lui ont comme tout le monde dû s’acclimater aux coupures incessantes de l'électricité et autres pénuries. Une nouveauté pour ce couple habitué à un certain standing. « Je fais désormais tout à pied. « Karamté » (ma dignité) ne me permet pas d’accepter de faire la queue pendant des heures pour faire le plein de ma voiture (à l’époque de la crise du carburant) », lâche-t-il entre deux lampées de thé, dans un café proche de chez lui. Les courses alimentaires sont désormais livrées directement à leur domicile. La crise du Covid et la situation économique ont mis tous ses projets professionnels à l’arrêt. A cause de la dévaluation de la monnaie, son épouse ne touche plus que 40 % de son salaire. « Notre niveau de vie a beaucoup baissé. Mais heureusement, nos enfants ne sont plus à notre charge puisqu'ils travaillent depuis peu en Europe », raconte Akram. Maintenant que le pays est à la dérive, il dit rêver d’un « Liban socialiste », se considère de centre-gauche, et ne serait pas contre le fait de prendre les transports en commun.
« Être une employée lambda » à l’étranger
Lisa*, elle, oscille entre l’envie de continuer sa vie dans son pays et la tentation de le quitter. Après un parcours sans faille dans une école privée religieuse, des études à l’AUB et un master en Espagne, cette ingénieure et designer freelance de 37 ans est rentrée au Liban en 2015. Dès le début de la crise, les projets d’intérieurs de Lisa se sont réduits comme peau de chagrin, sa clientèle n’ayant plus accès aux fonds nécessaires ou préférant diriger son argent vers des choses plus essentielles. La jeune femme vit et travaille toujours au domicile familial, et ne se voit pas abandonner son statut d'entrepreneure pour « être une employée lambda » à l’étranger. « C’est vrai qu’autour de moi ça se vide, les gens partent. J’ai de moins en moins de projets, mais je ne raterais pour rien au monde cette opportunité de construire une identité nationale, je m'en voudrais de ne pas en faire partie », justifie-t-elle. A l’autre bout du fil, Lisa a parfois l’air gênée d’être une privilégiée. « Avant, je vivais dans un cocon, entre gens du même genre. C’est sûr que j’ai ressenti un petit choc culturel quand je suis arrivée à l'AUB. Puis, l’autre côté est devenu chez moi aussi ». Elle rêve de retrouver le Liban qu’elle a aimé, dans lequel elle a grandi… À quelques différences près. « Il nous faut un pays égalitaire, une nouvelle nation débarrassée de la mainmise de pays étrangers », dit-elle.
Après des années de quasi-insouciance, le château de carte qui s’est effondré a laissé place à un entre deux eaux lugubre. A cause de la situation actuelle, Régina Fenianos n’arrive pas à fermer l'œil avant deux heures du matin. Elle déambule d’une pièce à l’autre, avec une classe naturelle, et replonge dans ses souvenirs comme s’il s’agissait d'un lointain passé. Celui des soirées avec les ambassadeurs de tous les pays, mais aussi et surtout les années du Bal des débutantes qu’elle a monté en 1998. « Je ne pense plus à la belle vie ! C’est fini tout ça. On a eu la France, les Etats-Unis à notre chevet et ça n'a rien donné. Le patriarche maronite qui prie, ça aussi ça n'a rien donné ! ». Depuis son balcon, elle jette un œil sur la Vierge de Notre-Dame du Liban, et ravale ses larmes. Jamais on a autant toqué à sa porte pour demander de l’aide. A défaut d’un Etat fort, et d’un système de sécurité sociale, les classes les plus pauvres, toutes confessions confondues, ont toujours dû compter sur les œuvres de charité et associations de bienfaisance. Regina Fenianos en avait fait sa devise, pour « ne pas passer à côté de sa vie ». Un travail qui s’est intensifié en coulisses depuis le début de la crise et l’effondrement de la monnaie, propulsant la population dans une pauvreté inédite. A travers le Lion’s club, que son mari préside, elle a pu aider des familles de certains quartiers sinistrés après les explosions du 4 août 2020. Elle-même se trouvait dans un restaurant à proximité à ce moment-là, alors que ça faisait des mois qu’elle ne mettait plus un pied dehors à cause du Covid. Propulsée par la déflagration, elle parvient à se dépêtrer pour sortir des décombres et revenir chez elle au volant de sa voiture, blessée. L’impact psychologique est indélébile. « Je suis furieuse contre les dirigeants politiques qui n’ont rien dit, rien fait ! Même Emmanuel Macron est venu », déplore-t-elle.
« Je suis choqué par le fait que les gens ne bronchent pas »
L’effondrement du secteur bancaire est venu frapper les épargnants. Pour les familles aisées qui avaient placé toutes leurs économies en banque, les limitations des retraits et le haircut déguisé sur les dépôts en dollars, les ont forcés à s’adapter. « La crise économique impacte tout le monde, même nous, puisque nous avons de l’argent en banque et qu'il est impossible de le retirer. À cause de ça, nous ne pouvons plus aider comme avant, et nous n’avons plus autant de sponsors », poursuit la Brésilo-Libanaise. Lisa se trouvait en Europe lorsque les banques ont décidé de geler les comptes en devises à l'automne 2019. « C’est la première fois que je me retrouvais dans cette situation, je n’avais plus le sou, je devais compter sur des amis », se rappelle-t-elle. Akram, lui, avait pris les devants en voyant le cataclysme se profiler. Il achète un appartement à Paris en 2018, et retire petit à petit son argent des banques. « Je n’avais aucune confiance en ce système bancaire, puisque je le connais de l’intérieur. Les banques étaient gérées comme l’Etat, avec beaucoup de clientélisme, du népotisme. La banque centrale est clairement fautive et je suis choqué par le fait que les gens ne bronchent pas », confie Akram.
Depuis son bureau situé à Mazraa, Toufic Tahan, raconte pour sa part ne pas avoir vu un tel effondrement se profiler. « J’avais même rapatrié de l’argent de l’étranger vers les banques libanaises. Dieu merci, le business a pu continuer et nous avons pu limiter les pertes d’une manière ou d’une autre », confie l’homme d’affaires. Les personnes aisées disposant de dollars frais continuent de s’approvisionner en produits de luxe. La crise a fait émerger aussi une toute autre clientèle qui a su tirer profit de la crise de carburant ou du marché noir monétaire.
Au fil de la conversation, trois des personnes citées dans l’article estiment que le mode de vie à la libanaise est l’une des raisons de l’échec du système. « Sous l’ère Hariri, on vivait dans une sorte de bulle, et tout le monde en profitait, mais c’était éphémère. Tout le monde voulait voyager, s’acheter de belles voitures et les banques ont encouragé cela », estime Akram. Toufic Tahan va même plus loin. « Clairement les gens vivaient au-dessus de leurs moyens. Quand je voyais ma secrétaire voyager deux fois l’an, ou que je croisais un soldat de l’armée avec le dernier iPhone, ce n’était pas très sain », dit-il, comme si, pour lui, l’accès à un certain mode de vie n’était réservé qu’à une élite aisée.
L’époque où les banques prêtaient à outrance et où les taux d'intérêts sur les dépôts étaient alléchants étant révolue, le déclassement des différentes classes sociales s’est fait à la vitesse grand V. Aujourd'hui, seule une infime partie de la population parvient à maintenir un certain niveau de vie. Akram, sans emploi à cause du Covid et de la crise, a dû revoir ses dépenses à la baisse. Tout comme Lisa qui, n’ayant pas de compte bancaire à l’étranger, ne voyage plus et fait attention à ses sorties et à ce qu’elle consomme. « Ça permet de se concentrer sur l’essentiel. Ce qui m’angoisse le plus, c’est l’accès à l’éducation et à la santé plutôt que le luxe », affirme-t-elle.
Pour ne plus ressentir les coupures de courant, Toufic Tahan a fait installer chez lui des panneaux solaires et, avec des amis businessmen, a acheté des terrains dans le Akkar où ils produisent des légumes et des fruits, comme des avocats ou du litchi. « La crise ne nous a pas tellement impactés parce que nous vivions simplement. Mais oui, on ne voyage plus comme avant à cause du Covid et de l’argent », résume M. Tahan, dont les trois enfants vivent dans le Golfe et au Canada. « Les prix au supermarché sont devenus fous », s’indigne Regina Fenianos. Comme elle ne trouve plus certains médicaments, cette dernière compte désormais sur les voyages des uns et des autres pour se les procurer. « Je ne sais pas comment font les gens »...
*Les prénoms ont été modifiés
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Abichaker Toufic
22 h 20, le 28 décembre 2021