Ses étudiants ne jurent que par lui. Pour la qualité et la créativité de son enseignement, pour son humour et son ouverture d’esprit, pour la passion qu’il voue à la littérature française sous toutes ses formes. Une passion qu’il cultive depuis son plus jeune âge et qui lui a valu de se voir attribuer le 7 décembre au Sénat français le prix Richelieu Senghor 2021, qui récompense des personnes pour leur contribution exceptionnelle à la francophonie. Karl Akiki, 40 ans, chef du département de lettres françaises et vice-doyen de la faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université Saint-Joseph, a été sélectionné parmi seize personnalités pour son engagement en faveur de la francophonie dans un environnement difficile, au Liban et au Proche-Orient. Issu d’une famille francophone et francophile, biberonné à la chanson française, même celle des années trente, il était destiné à une carrière de gestionnaire, voire d’avocat. Mais c’est vers les lettres françaises que cet élève du Collège Notre-Dame de Jamhour s’est lancé sans hésiter, le bac en poche, mû par son « amour pour la littérature », « une mère qui l’a encouragé à foncer » et cette certitude que la gestion et le droit ne lui ressemblent pas. « Par contre, les lettres françaises, c’est bien moi », raconte-t-il à L’Orient-Le Jour tout sourire.
Les séries télé et la littérature
Dans son accueillant bureau de la rue de Damas, les murs tapissés de livres, de portraits d’écrivains francophones célèbres, de citations d’auteurs racontent sa propre histoire : cette volonté de démocratiser la langue française, de l’autoriser à s’enrichir de mots étrangers. Un vers de Verlaine, « Et tout le reste est littérature », cohabite audacieusement avec le fameux « I’m mad. You’re mad. You must be or you wouldn’t come here (Je suis fou. Vous êtes fous. Vous devez l’être, sinon vous ne seriez pas là) », de Lewis Caroll, auteur d’Alice au pays des merveilles. Le double message de l’universitaire est clair. Il rêve aussi de populariser la littérature française. « Une littérature pour tous », préconise celui qui a choisi le roman populaire comme sujet de thèse de doctorat à la Sorbonne, après une licence et un master en lettres à l’USJ… Et qui continue de s’intéresser aux « romans de gare », comme il les appelle, « genre Alexandre Dumas, que tout le monde connaît sans les avoir nécessairement lus ».
Depuis, Karl Akiki étend ses recherches au « lien entre la littérature et les séries télévisées sur le plan de l’écriture ». Ces séries qu’il voit comme « héritières du roman feuilleton ». Contrairement à une certaine intelligentsia plus élitiste, le directeur du laboratoire de recherche en littérature de l’USJ (en partenariat avec l’Iesav) fait partie de ces adeptes de la théorie selon laquelle les bandes dessinées, la chanson, les médias… sont une composante de la littérature française. « La littérature n’est pas destinée à une élite », martèle M. Akiki.
Alors, pour appliquer ses rêves de démocratisation, il enchaîne, au terme d’un doctorat en lettres, avec un diplôme en sciences de l’éducation et l’objectif d’adapter les méthodes de l’enseignement de la littérature française à l’évolution sociétale. « Il est nécessaire de changer l’attitude des professeurs de français, souligne-t-il. Leur attitude doit tenir compte des compétences du XXIe siècle, de la pensée créative, de l’informatique, du partage en réseaux. » C’est dans ce cadre qu’il met en place, en collaboration avec l’Agence universitaire de la francophonie (AUF), une série de formations adressées aux enseignants du Moyen-Orient autour de cette nouvelle façon d’appréhender le français et la littérature. « La francophonie permet la cohésion au-delà des conflits politiques », commente-t-il à ce propos, évoquant l’interactivité entre professeurs iraniens, saoudiens ou turcs.
Enseigner les auteurs libanais francophones à l’école
C’est en 2017 que Karl Akiki prend pour la première fois la tête du département de lettres françaises après des années d’enseignement scolaire auprès de différentes institutions. Le recul du français est déjà enclenché. « On ne comptait alors que deux étudiants en première année », note-t-il. L’enseignement étant l’un des débouchés principaux de la filière, outre l’art et l’édition, le responsable décide de professionnaliser l’enseignement de la littérature française à l’école. Aux modules littéraires fondamentaux, il ajoute une année pédagogique à l’intention des futurs enseignants. « Avec ses méthodes peu orthodoxes, il s’est démarqué à un moment où le département sombrait », dit de lui l’une de ses étudiantes.
Chemin faisant, il prend conscience d’une réalité. En relatant des faits survenus durant la guerre libanaise, les auteurs libanais francophones ont comblé le vide au niveau de l’histoire. « La littérature libanaise francophone a permis non seulement de comprendre certains faits, mais de prendre conscience que quelle que soit la communauté à laquelle les Libanais appartiennent, ils ont tous vécu le même traumatisme », observe M. Akiki. Il se fixe donc un nouveau défi, celui d’introduire à l’école l’apprentissage de la littérature libanaise francophone. « Nos élèves étudient les textes de Stendhal ou de Maupassant qui leur donnent envie d’émigrer ou de se rendre dans ces lieux mentionnés. Pourquoi ne pas leur donner aussi des textes d’auteurs libanais susceptibles de provoquer en eux une réflexion, comme Charif Majdalani, Georgia Makhlouf ou Hyam Yared, voire des pièces de Georges Schéhadé, des poèmes de Nadia Tuéni, des films de Maroun Baghdadi ? » demande-t-il.
Maintenir le français dans la rue
Alors qu’il entame son second mandat à l’USJ, Karl Akiki, également rédacteur en chef de la revue transdisciplinaire InteraXXIons publiée par la faculté des lettres et des sciences humaines de l’USJ, fait part de sa profonde émotion d’avoir reçu le prix Richelieu Senghor soutenu par l’Organisation internationale de la francophonie (OIF). Il est le troisième Libanais à recevoir cette prestigieuse distinction fondée au Canada, après les écrivains Salah Stétié et Jocelyne Awad. « Cette distinction est une reconnaissance et une appréciation internationale de mon travail à contre-courant », salue le lauréat. Un travail que les représentants de l’OIF ont eu l’opportunité d’observer l’année dernière, lors d’une visite à Beyrouth. Le professeur préparait alors avec ses élèves un projet en ligne, en coopération avec différentes universités, sur la francophonie au Liban avec pour consigne : « Ne demande pas ce que la francophonie peut faire pour toi, demande ce que tu peux faire pour la francophonie. » « J’ai pris conscience de la nécessité de maintenir la francophonie dans la rue sous forme de panneaux portant les noms de rues, de villes et de villages, ou pour raconter l’histoire des sites et de leurs noms tirés du français », observe M. Akiki. Nul ne sait, révèle-t-il, que « Raouché tire son nom du mot français rocher », que « Barghout vient du terme par goutte » ou que « Rechdebbine a repris le nom d’un village français, la Roche des Pins ». « Il est important de voir la francophonie dans la rue », insiste M. Akiki, rappelant que « la particularité du Liban est son trilinguisme ».
De la cérémonie de remise du prix, qui a vu la participation du président du Cercle Richelieu Senghor de Paris Alban Bogeat et de la représentante de la secrétaire générale de l’OIF Imma Tor, Karl Akiki retiendra chaque moment. L’hommage des officiels, la présence de 75 Libanais de Paris qui se sont passé le mot pour venir le soutenir et cette conférence de 20 minutes qu’il a donnée sur la francophonie, l’exception libanaise. « Dans l’incapacité d’organiser une projection visuelle, car le restaurant du Sénat ne s’y prêtait pas, j’ai invité les convives à se connecter par code QR à un site web, histoire d’agrémenter mes propos de photos pour leur permettre de voyager avec moi sur les routes de la francophonie libanaise… » explique le professeur.
Son prochain objectif ? « Je veux me sentir utile pour la région », répond tout de go, et sans en dire plus, celui qui se dit libre de toute appartenance politique ou communautaire.
Amin Maalouf il est a l’ académie française
19 h 36, le 22 décembre 2021