Il y a quelques années, lorsque Noël était aux portes, les Libanais s’agitaient. Achats de cadeaux, d’ingrédients pour les repas du 24 et du 25. Une dinde, du saumon, du foie gras (pour ceux qui pouvaient se le permettre), une bûche, des marrons, des chocolats pour la diafé. Les sapins étaient déjà montés, parés de toutes les couleurs et de centaines de lumières. Les municipalités accrochaient leurs décorations et les villes scintillaient de mille feux. Les enfants écrivaient leurs listes destinées au père Noël, puis plus tard à leurs parents. Ces derniers cherchaient partout les demandes de leurs gamins qui avaient vu à la télé les nouveaux jouets à la mode. Les plus grands rouspétaient à l’idée de passer le réveillon en famille et prévoyaient de faire la fête avec leurs amis au moment où les plus vieux allaient assister à la messe de minuit. Entre-temps, les plus coquets achetaient leurs tenues du 24 et du 31 décembre. Les plans pour le Nouvel An avaient déjà été établis, la question se répétant sans cesse depuis le début du mois. « Tu fais quoi au Nouvel An? » Il y avait les aficionados de la montagne, ses cimes enneigées et ses embouteillages ; les amateurs des boîtes de nuit dont les soirées finissaient à pas d’heure ; les prodîners entre potes ; et les adeptes du « je n’ai envie de rien faire, je reste à la maison ». Tout ce beau monde s’affairait, en pensant que l’année prochaine serait meilleure que la précédente.
Et la crise arriva, suivie du Corona et de l’effondrement du pays. La fin 2019, malgré le début du capital control et la mini-chute de la livre libanaise, portait encore en elle les prémices de l’espoir. La révolution n’avait que deux mois et tout était encore possible. Saad Hariri avait démissionné, Melhem Khalaf avait été élu bâtonnier de l’ordre des avocats, Fouad Siniora était hué à l’Assembly Hall. On y croyait encore. Mais la crise avait pointé le bout de son nez et le cœur n’y était qu’aux deux tiers. La collecte d’habits et de jouets était plus importante que les années précédentes. Les dîners caritatifs de Noël plus nombreux. Les Libanais de l’étranger arrivaient les valises pleines d’aide pour leurs compatriotes. Dans la nuit du 31 au 1er janvier, nous nous sommes embrassés en pensant au fond de nous que les choses allaient changer et que le Liban dont on a rêvé allait enfin voir le jour.
Mais 2020 et 2021 sont arrivés. Ensemble. L’annulation des cartes de crédit en dollars, le Covid et le premier lockdown, la destruction de Beyrouth, les incendies d’un été à l’autre, la disparition de l’électricité et la dévaluation vertigineuse de la livre. Il est devenu impossible de dissocier ces deux années. Les jours se sont suivis et se sont ressemblé. La situation a empiré et Noël ne sera plus jamais pareil. La joie des fêtes, la gaieté des enfants ouvrant leurs cadeaux, les repas de famille ne seront plus les mêmes. Comment célébrer Noël dans le noir et dans le froid, faute de mazout ? Comment le célébrer quand on n’a pas de quoi acheter, ni cadeaux, ni poulet, ni sapin, ni rien ? Et pas d’essence pour faire les boutiques ? Comment le célébrer quand la moitié de la famille a pris le chemin de l’exil ? Comment le célébrer même quand on en a les moyens ? Quand le cœur n’est plus à la fête. Malgré les quelques sapins sis dans certaines municipalités, les rues sont tristes, les boutiques à moitié vides à l’instar des étals des supermarchés. Et même si certains continuent à croquer la vie à pleines dents, à l’honorer parce qu’ils n’ont plus rien à perdre et que leur instinct de survie prédomine sur tout le reste, la désolation est là pour la majeure partie de la population.
Restent le retour, la boule au ventre, de certains expatriés, ou devrait-on plutôt dire des exilés, l’aide donnée par ceux qui le peuvent, le support aux plus démunis, les repas avec ceux qui sont seuls. On se doit d’oublier pendant quelques heures la mélancolie ambiante. Comme le conte le plus triste de Noël, La petite fille aux allumettes, mais sans mourir à la fin. On ne leur laissera pas ce plaisir. On ne leur fera pas de cadeau. Même si on doit attendre Pâques ou la Trinité. La Trinité, ce sera la nôtre.
Chroniqueuse, Médéa Azouri anime depuis plus d’un an avec Mouin Jaber « Sarde After Dinner », un podcast où ils discutent librement et sans censure d’un large éventail de sujets, avec des invités de tous horizons. Tous les dimanches à 20h00, heure de Beyrouth.
Épisode du 12 décembre sur le hip-hop arabe avec Big Hass :
https://youtu.be/c8ncmTWsFFI
commentaires (3)
Quelle belle plume pour décrire une situation si tragique.
Vincent Gélinas
18 h 49, le 18 décembre 2021