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Lifestyle - Beyrouth Insight

Le jardin secret de Mar Mikhaël : plongée dans le dernier verger de Beyrouth

Le jardin secret de Mar Mikhaël : plongée dans le dernier verger de Beyrouth

Le siège d’Électricité du Liban que l’on aperçoit du jardin secret de Mar Mikhaël, planté il y a plus de 100 ans par le Dr Habib Tobagi. Photo João Sousa/L’Orient Today

Sous un arbre à baies légèrement incliné, l’odeur de la terre humide, si facilement reconnaissable en hiver, inonde l’air. La terre est molle sous nos pas. Des fruits mûrs tombent sur le sol. L’atmosphère est tranquille. Nous commençons à gravir la colline. On pourrait difficilement penser que c’est encore Beyrouth, mais c’est pourtant le cas. Alors que nous atteignons le sommet, le paysage verdoyant est soudain bouché par la vision du siège d’Électricité du Liban et de la tour J. M. Bonfils, nous rappelant que nous ne sommes pas à la Forêt des Pins ou à Sanayeh, mais bien dans l’un des quartiers les plus animés de la ville, à Mar Mikhaël. Voici le jardin Tobagi, le dernier verger fonctionnel de Beyrouth. Bien que plus ancien que la plupart de ceux du quartier, il recèle un trésor de flore et de faune méconnu situé au milieu d’une étendue de béton. « Ce lieu existe depuis plus de 100 ans », explique Marie-Rose Tobagi, petite-fille du fondateur du jardin, qui a grandi ici. Elle garde de nombreux souvenirs de « déjeuners de famille, de piques-niques, de barbecues, de dîners et d’anniversaires ». Si ce n’était un coup du hasard, cette oasis urbaine n’existerait pas aujourd’hui.

La ligne d’horizon de Mar Mikhaël depuis le jardin des Tobagi. Photo João Sousa/L’Orient Today

Le terrain mesure 4 695 m2, une dimension inédite aujourd’hui à Beyrouth. Il est en grande partie caché des regards, encerclé de tous les côtés par des immeubles résidentiels. Une porte métallique sans âme en dissimule l’entrée au regard des passants. Ce verger en terrasses sur trois niveaux a été construit par le Dr Habib Tobagi, qui a acheté le terrain à flanc de colline et l’a transformé. Certains éléments étaient déjà là, comme cet arbre à baies vieux de 150 ans.

Selon son petit-fils Joseph Tobagi, son aïeul fut l’un des premiers à s’installer à Mar Mikhaël en 1889. Il y construisit une rangée de trois maisons. « On pouvait deviner que ce quartier était encore une banlieue à l’époque parce que mon grand-père n’y avait pas inclus de devantures de magasin au rez-de-chaussée du premier bâtiment donnant sur la rue », souligne-t-il. Au premier étage se trouvait la maison de la famille, et au deuxième, le cabinet médical privé de Habib Tobagi. Joseph Tobagi précise que son grand-père est l’un des fondateurs de l’hôpital Saint-Georges voisin. L’évêque grec-orthodoxe de l’époque lui avait demandé de fonder l’établissement en raison de l’excellente réputation dont il jouissait. Lors de la famine de 1917, Habib Tobagi a planté du blé dans le verger pour le distribuer à la communauté environnante afin de conjurer la faim. Marie-Rose Tobagi pense que cela explique pourquoi une petite partie du jardin est vide : « C’est là qu’ils ont planté le blé. » Son grand-père avait construit un abri à double paroi, matelassé de sable afin de protéger la famille des bombes pendant la Première Guerre mondiale et, au-dessus, un atelier de jardinage. Les deux existent encore aujourd’hui. Pendant la guerre civile, des voleurs s’enfuyaient de Mar Mikhaël en passant à travers le jardin, en haut de la colline, jusqu’à la région plus sûre d’Achrafieh. Le jardin tombe en cascade sur la colline d’Achrafieh. Le verger a été construit en terrasses, plusieurs couches de surfaces planes ayant été creusées dans le flanc de la colline pour augmenter la superficie des terres cultivables qui n’auraient figuré autrement que sur une simple surface pentue. Elles étaient montées sur un mur de pierres sèches, de terre et d’herbe. Cette technique permet un rendement plus élevé des cultures, et les experts disent qu’elle aide également à conserver l’eau et à prévenir l’érosion des sols. Halim Abi Ghanim, 78 ans, le jardinier des lieux, souligne que plus de 12 types différents de fruits et légumes poussent encore ici. « Ceci est un avocatier. Nous avons commencé à le cultiver il y a 15 ans », précise-t-il. Plusieurs variétés d’arbres fruitiers sont plantées sur chaque niveau des terrasses. La couche supérieure abrite une petite vigne, des oliviers, tandis que les deuxième et troisième couches produisent, outre les bananes, la papaye, les baies et les nèfles, des agrumes tels que des citrons, des oranges, des clémentines et des oranges de Séville.

Joseph Tobagi (à gauche) et sa cousine Marie-Rose Tobagi devant le petit arbre de 150 ans dans le verger urbain de leur famille. Photo João Sousa/L’Orient Today

Transformations

Cependant, le jardin n’a jamais été sécurisé. À mesure que Beyrouth se densifiait et que les espaces verts devenaient de plus en plus rares, la préservation des lieux n’a pas été facile.

En 1964, la municipalité de Beyrouth s’est lancée dans la planification d’une série de routes. C’était l’époque où les travaux routiers constituaient la pierre angulaire de la politique gouvernementale en matière de transports. Cette transformation a coïncidé avec le recul du tramway et l’augmentation du nombre de voitures au Liban, passées de 76 000 en 1962 à 130 000 en 1967. Avec comme résultat un changement considérable dans le tissu urbain de Beyrouth, notamment une division en quartiers, dont Achrafieh. Une série de routes a été construite pour former l’intersection que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de place Sassine. Le travail s’est fait progressivement, une route après l’autre, de 1964 à 1975 : d’abord, la route de Furn el-Hayek, qui existait déjà, a été élargie et puis croisée avec l’avenue de l’Indépendance nouvellement pavée de Basta. Et puis, il y a eu la rue Alfred Naccache, qui commençait à Adliyé et se terminait au cimetière de Mar Mitr. Elle devait être reliée à un pont qui n’a jamais été achevé. En 1975, ce pont devait se prolonger jusqu’à Mar Mikhaël pour atteindre l’autoroute Charles Hélou par une route de 24 mètres de large. Ces plans impliquaient de raser le jardin et la maison des Tobagi, mais le projet n’a jamais démarré en raison du déclenchement de la guerre civile. Près de 40 ans plus tard, le deuxième gouvernement Mikati a ressuscité le plan et l’a réadapté en une autoroute à quatre voies de 30 mètres de large. S’étendant sur 1,3 kilomètre, le projet, baptisé autoroute Fouad Boutros, aurait détruit 10 000 m2 d’espaces verts et une trentaine de bâtiments, dont la maison et le jardin des Tobagi. Le Conseil du développement et de la reconstruction ainsi que le maire de Beyrouth de l’époque Bilal Hamad avaient alors affirmé que cela résoudrait les problèmes d’embouteillage dans la région.

Halim Abi Ghanim, 78 ans, en charge du jardin depuis la fin de la guerre civile. Photo João Sousa/L’Orient Today

En plus d’être une méthode obsolète pour remédier au trafic et à la pollution qu’il engendrait, le plan avait un autre objectif : permettre aux promoteurs de mettre la main sur un plus grand nombre de terrains, alors que Beyrouth était en plein boom immobilier. L’urbaniste et architecte Abdel-Halim Jabr explique que le projet aurait permis d’accéder à de nombreuses parcelles de terrain qui bordent l’autoroute en question. L’amélioration de l’accessibilité aux parcelles et leur plus grande visibilité auraient attiré les promoteurs, augmentant ainsi la densité du quartier. De plus, avec une nouvelle autoroute, les promotteurs auraient pu utiliser les codes de construction à leur avantage : « Vous pouvez monter jusqu’à deux fois et demie la largeur de la rue… Si l’autoroute fait 30 mètres de large, vous pouvez construire 75 mètres de haut avec un certain angle pour l’inclinaison », en fonction de la taille de la parcelle et de la pente, ajoute Abdel-Halim Jabr.En réaction à ce projet, des militants, parmi lesquels Raja Noujaim, Antoine Atallah et Habib Debs, se sont mobilisés. Leur campagne a utilisé l’amendement de 2006 à la loi n° 58 qui précise que les projets destinés à l’intérêt public peuvent être remplacés par des contre-propositions, à condition qu’ils profitent également à l’intérêt public.

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Le compromis, proposé par Debs, était une colonne vertébrale verte reliant toutes les propriétés le long de la route où l’autoroute devait démarrer. Elle partirait du pont jusqu’au verger, qui deviendra le jardin botanique Dr Habib Tobagi, le transformant en espace publi, et permettant à la famille de continuer à vivre dans sa maison. Cela en plus du rapport d’impact environnemental que la pression des militants a arraché à la municipalité, assurant, pour le moment, l’échec du projet d’autoroute.

Le rôle social du jardin

Certains arbres, détruits pendant la guerre, ont dû être remplacés. En 2001, la sœur aînée de Joseph Tobagi, Doris, a entrepris une restauration complète du jardin, lui redonnant un peu de son éclat d’antan. Cette renaissance a permis à la famille d’organiser de petits événements réunissant proches et amis, ainsi que quelques rassemblements communautaires. Le jardin a également servi de point de rencontre pour les nombreux experts et militants opposés au projet de l’autoroute. Ali Ghaddar faisait partie d’un groupe d’étudiants en design urbain et en planification qui étudiaient la région à l’époque. Il se souvient que Doris les avait tous invités à déjeuner dans le jardin où elle leur a raconté des histoires du vieux Mar Mikhaël d’avant la guerre et avant l’arrivée des bars. Paradoxalement, la double explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth, qui a dévasté une grande partie des environs, a insufflé une nouvelle vie au jardin. Parce qu’il surplombe de nombreuses maisons voisines devenues inaccessibles en raison de l’ampleur des dégâts, les secouristes et les bénévoles ont pu tracer un chemin à travers le verger pour accéder aux bâtiments et déblayer les décombres. C’est aussi redevenu un lieu de repos. Tanios Abou Khalil, qui s’est porté volontaire au lendemain des explosionx, se souvient des premiers intervenants qui ont utilisé le jardin pour se rafraîchir pendant l’été chaud de Beyrouth. « Les arbres fruitiers ont été entretenus de manière à permettre aux gens de s’asseoir à l’ombre », raconte-t-il. Actuellement, Live Love Lebanon projette de réparer le bâtiment et le jardin. Eddy Bitar, cofondateur du groupe, a déclaré à L’Orient Today que le jardin fait partie de la région de Rmeil sur laquelle ils travaillent et que leur intervention est encore en cours de préparation. Bien que de petite taille et le dernier du genre, le verger est une partie intégrante de la ville. « Dans une zone qui a besoin de verdure, il a un impact sur le microclimat et l’écologie, la flore et la faune, et les oiseaux. Il doit être protégé », souligne Abdel-Halim Jabr.

(Cet article a été originellement publié en anglais sur le site de « L’Orient Today » le 10 décembre 2021)

Sous un arbre à baies légèrement incliné, l’odeur de la terre humide, si facilement reconnaissable en hiver, inonde l’air. La terre est molle sous nos pas. Des fruits mûrs tombent sur le sol. L’atmosphère est tranquille. Nous commençons à gravir la colline. On pourrait difficilement penser que c’est encore Beyrouth, mais c’est pourtant le cas. Alors que nous...

commentaires (2)

Bravo aux Tobagi pour leurs efforts à maintenir en vie cet espace de souvenirs Beyrouthins comme on n’en trouve plus de nos jours !

Sidaoui Paul

20 h 39, le 16 décembre 2021

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Commentaires (2)

  • Bravo aux Tobagi pour leurs efforts à maintenir en vie cet espace de souvenirs Beyrouthins comme on n’en trouve plus de nos jours !

    Sidaoui Paul

    20 h 39, le 16 décembre 2021

  • Tout cela va malheureusement disparaître, comme a disparu le Petit Sérail de la Place des Martyrs avec en face de lui les sycomores centenaires dans l'indifférence en dépit des combats menés par les associations.

    Un Libanais

    20 h 10, le 16 décembre 2021

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