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Économie - Monnaie

Sayrafa : dans les rouages d’une « boîte noire »

Initialement destinée aux changeurs, la plateforme Sayrafa de la BDL regroupe désormais banques et sociétés de transfert de fonds. Elle reste entourée de nombreuses zones d’ombre.

Sayrafa : dans les rouages d’une « boîte noire »

S’il apparaît que les échanges via OMT ont impacté le volume quotidien échangé sur Sayrafa, l’ampleur de celui récupéré par la Banque du Liban n’est en revanche pas claire. Photo João Sousa

« Les cours réels du taux de change dollar/livre libanaise sont ceux annoncés quotidiennement par la Banque du Liban (BDL). »

C’est ce qu’a martelé, il y a une dizaine de jours, le gouverneur de la banque centrale Riad Salamé pour contester la légitimité du taux en vigueur sur le marché libre des changes, lequel est sensiblement plus élevé que celui diffusé quotidiennement via la plateforme Sayrafa, mise en service il y a plus d’un an.

Sauf qu’en réalité, personne ne peut acheter des devises à ce dernier taux. Quant à la plateforme, mise en place dans l’objectif de rendre plus transparent un marché plongé dans le flou depuis plus de deux ans de crise, elle ne semble aujourd’hui servir qu’à calculer et diffuser la moyenne des différents taux quotidiens auxquels sont réalisées les opérations de change effectuées par les banques, certains changeurs et la société de transfert d’argent OMT (représentant le réseau Western Union).

Pour ne rien arranger, au regard de la différence existant entre le taux de Sayrafa et celui du marché dit parallèle, l’écart entre ces multiples taux doit être très élevé pour arriver à la moyenne calculée par la BDL, ce qui soulève de multiples interrogations sur le fonctionnement et l’utilité de cet outil. Sollicitée, l’institution n’a pas souhaité communiquer sur ce sujet, tandis que les acteurs que nous avons contactés et qui interagissent de près ou de loin avec Sayrafa – banquiers, changeurs, agents de transfert d’argent ou même importateurs – reconnaissent ne pas en connaître précisément le mécanisme de fonctionnement. Dès lors, ils résument la situation en ces termes : « Le mystère Sayrafa » ou « La boîte noire » Syarafa, certains allant jusqu’à évoquer la possibilité que ce taux soit fictif.

Achat de devises transférées depuis l’étranger

Prendre un exemple concret reste le meilleur moyen pour comprendre ce qui interpelle dans les rouages de Sayrafa. Le 30 novembre 2021, le taux de cette plateforme était par exemple de 20 600 livres pour un dollar pour un volume d’échanges de 3,7 millions de dollars (entre achat et vente). Or, au cours de cette journée, le taux dollar/livre a oscillé entre 24 500 et 24 750 livres pour un dollar chez les agents de change et dans les différents bureaux d’OMT, un des principaux acteurs du marché de transferts d’argent et le seul qui publie ses taux en ligne.

Même si la répartition des volumes entre les différents acteurs n’est pas connue, les explications pouvant justifier cet écart ne sont pas légion : les opérations de change réalisées par les banques se font à un taux beaucoup moins élevé. De fait, en considérant que les banques commerciales échangent quotidiennement le même volume que les changeurs et les agences OMT, on arrive à un taux oscillant autour de 16 450 et 16 700 livres/dollar pour cette même journée. Ce taux serait donc différent en fonction des proportions.

Or, ce scénario est a priori hautement improbable, compte tenu de l’ampleur de la crise de liquidités que subissent les banques. Selon les nombreux témoignages de banquiers recueillis par L’Orient-Le Jour, rares sont en effet les établissements qui acceptent de céder des devises à un taux inférieur à celui du marché. D’une part, parce qu’elles ont « tout simplement besoin de devises » et, d’autre part, parce qu’elles « n’ont aucun intérêt à vendre des devises à un taux aussi bas à leurs clients, alors qu’elles peuvent les vendre légalement sur le marché parallèle à un taux beaucoup plus élevé », souligne une source bancaire. Par élimination, la seule explication qui s’impose est que l’essentiel des opérations de change, réalisées par les banques à un taux inférieur à ceux de Sayrafa et du marché, consiste en l’achat de devises.

La question qui se pose alors est : qui accepterait de vendre ses devises à un taux moins avantageux ? Selon nos informations, il s’agirait surtout des devises provenant des fonds transférés depuis l’étranger. « Certaines banques reçoivent des salaires et des transferts en devises en provenance d’ONG internationales. Des montants qui sont ensuite déboursés en livres libanaises à un taux jusqu’à 20 % inférieur » à celui du marché parallèle, indique sous couvert d’anonymat une autre source bancaire. « C’est un choix que ces ONG sont obligées de faire, dans la mesure où elles ont besoin d’un reçu officiel pour des impératifs comptables », poursuit-elle.

Mais cette explication ne suffit pas à expliquer à elle seule comment la BDL arrive à son taux moyen quotidien (l’escompte de 20 % sur un taux de près de 25 000 livres ramène à un taux proche de la barre des 20 000 livres). Le mystère est épaissi par le fait que les opérations de conversion de devises bloquées par les restrictions au taux de 3 900 livres pour un dollar (via la circulaire n° 151) ou de 12 000 (via la circulaire n° 158) ne sont pas prises en compte.

Sayrafa et ses versions

Cette chape de brouillard qui entoure la plateforme est d’autant plus problématique que celle-ci avait justement été lancée pour rétablir la confiance et faire baisser le taux dollar/livre sur un marché dominé par les agents de change – légaux et illégaux – et les différents sites et applications qui ont vu le jour pour suivre le taux du marché parallèle.

Mi-juin 2020, la BDL lançait en effet sa première version de Sayrafa à destination des changeurs agréés dans le but de faire baisser le taux libre en fournissant des dollars au marché. À l’époque, la BDL avait imposé à ces bureaux de change d’adopter le taux de 3 900 livres/dollar afin « d’assurer les besoins en dollars des citoyens », mais finalement ouvert uniquement aux importateurs de denrées alimentaires et de matériel médical, les employeurs de main-d’œuvre domestique étrangère et les parents d’étudiants vivant à l’étranger. Un mois plus tôt, les autorités avaient, pour leur part, lancé une vaste campagne contre les agents de change, à l’issue de laquelle plusieurs d’entre eux, ainsi qu’un cadre de la BDL et un banquier, avaient été appréhendés pour être entendus par le parquet financier.

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Mais c’est dans l’indifférence générale qu’a eu lieu le lancement de Sayrafa : pendant que le taux de la plateforme était maintenu à 3 900 livres pour un dollar, celui du marché parallèle s’envolait alors pour atteindre 10 000 livres/dollar, avant de baisser quelque peu à un niveau compris entre 7 000 et 8 000 livres/dollar dans les mois qui ont suivi.

Ce n’est que le 10 mai 2021 que la seconde version de la plateforme était lancée à travers la circulaire principale n° 157 qui, en plus des changeurs, inclut pour la première fois les banques parmi les utilisateurs agréés pour effectuer des opérations de change. La Banque du Liban impose alors aux clients une série d’éléments à enregistrer (date, somme, état civil, personnalité juridique, coordonnées et motifs de l’opération), tandis que les banques sont sommées d’indiquer à un rythme quotidien, à l’ouverture et à la fermeture de leurs établissements, le solde en espèces en livres et en devises des opérations réalisées au cours de la journée.

Les circulaires n° 157 et n° 583 prévoient également que les banques et les agents de change qui veulent adhérer à la plateforme peuvent récupérer des livres en espèces pour les échanger contre des devises – ou inversement – à un taux « défini (en temps réel) par l’offre et la demande ». Le taux de Sayrafa est, lui, alors fixé à 12 000 livres/dollar, avec une marge de profit autorisée de 1 %, contre une parité sur le marché parallèle qui gravitait à ce moment autour de 12 800 livres/dollar. Enfin, la BDL s’était aussi engagée à publier régulièrement les volumes de change et le taux moyen de ces transactions. D’abord publiées à un rythme hebdomadaire, ces données le seront finalement au jour le jour à partir du 26 juillet 2021.

Autre addendum, le 5 août 2021, la BDL décide de modifier son second dispositif permettant aux clients visés par les restrictions bancaires de retirer une partie de leurs dépôts en devises. Ce mécanisme lancé par la circulaire n° 158 du 8 juin 2021 a ainsi institué le droit pour les déposants d’obtenir chaque mois pendant un certain laps de temps 400 dollars en espèces et l’équivalent de cette somme en livres. Or, le taux de conversion de ces livres, qui devait être celui de Sayrafa, est ramené à 12 000 livres de façon arbitraire, écartant donc la plateforme de la boucle. Résultat : les déposants qui voyaient dans la circulaire n° 158 un moyen de réduire l’écart entre le taux auquel ils pouvaient retirer leurs dollars bloqués en livres ont dû, une nouvelle fois, faire contre mauvaise fortune bon cœur en se contentant du taux à 12 000 livres pour un dollar pendant que les taux (Sayrafa et marché parallèle) continuaient de grimper.

L’effet OMT

Le dernier développement, et non des moindres, survient en octobre, avec la décision de la BDL d’autoriser les sociétés de transfert d’argent qui le souhaitent de réaliser des opérations de change. Avec un objectif, comme indiqué par le gouverneur dans un récent entretien à l’agence Reuters : racheter à ces agences une partie des dollars transférés afin d’alimenter les réserves de devises de la BDL. Un pactole allant entre 300 à 500 millions de dollars sur les 2,5 milliards nécessaires par an pour maintenir certaines subventions, selon ses propos, ce qui représente l’équivalent de 1,1 à 1,9 million de dollars par jour ouvrable.

Si seule OMT décide de lever cette option mi-octobre, l’effet de son entrée en piste ne se fait pas attendre. Avant le 12 octobre, date officielle à partir de laquelle les échanges opérés sur OMT sont intégrés sur Sayrafa, ce sont en moyenne 1,3 million de dollars qui y étaient échangés par jour selon les données disponibles, un volume qui n’était pas intégralement récupéré par la Banque du Liban. Depuis, cette moyenne a plus que triplé, passant à 4,47 millions de dollars par jour. Le taux applicable aux personnes qui souhaitent directement convertir tout ou partie des devises en espèces qu’ils réceptionnent de l’étranger est, lui, très proche de celui du marché parallèle, tout comme celui auquel la BDL rachète les dollars échangés à OMT, du moins selon nos informations.

Mais s’il apparaît que les échanges via OMT ont impacté le volume quotidien échangé sur Sayrafa, l’ampleur de celui récupéré par la banque centrale n’est en revanche pas claire. Sollicitée, OMT n’était pas en mesure de répondre à cette question.

En conclusion, et au regard des innombrables zones d’ombre qui entourent Sayrafa – pourtant lancée, faut-il encore insister sur ce point, pour renforcer la transparence sur le marché des changes –, il est légitime de se demander quelle est l’utilité de cette plateforme, initialement mise en place pour officiellement faire baisser le taux sur le marché parallèle, mais dont le taux n’est appliqué par personne, pas même par la Banque du Liban.

« Les cours réels du taux de change dollar/livre libanaise sont ceux annoncés quotidiennement par la Banque du Liban (BDL). » C’est ce qu’a martelé, il y a une dizaine de jours, le gouverneur de la banque centrale Riad Salamé pour contester la légitimité du taux en vigueur sur le marché libre des changes, lequel est sensiblement plus élevé que celui diffusé...

commentaires (2)

La messe est dite!! Quand ce cauchemar pour les citoyens normaux et honnêtes va't'il finir? G Ghislaine

Gellad Ghislaine

11 h 31, le 09 décembre 2021

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Commentaires (2)

  • La messe est dite!! Quand ce cauchemar pour les citoyens normaux et honnêtes va't'il finir? G Ghislaine

    Gellad Ghislaine

    11 h 31, le 09 décembre 2021

  • Le Gouverneur de la Banque du Liban est passé maître dans l'art d'inventer des concepts et des notions qui n'existent nulle part au monde mais qui sont le fruit de son imagination ultra-inventive. C'est ainsi que dès le mois d'octobre 2019 il a inventé le paiement de la moitié des intérêts sur les comptes en devises en livres libanaises. Puis ce fut l'invention du lollar, qu'aucun financier, même dans ses rêves les plus fous, n'a osé imaginer, lollar qu'il a décidé de bloquer à la valeur de 3.900 LBP quelle que soit la valeur réelle du dollar: j'y suis j'y reste. Un beau jour ce fut la circulaire 158 avec son cours du dollar US fixé à 12.000 LBP, pas une livre de plus. Après un terrible cauchemar qui l'a fait sursauter du lit au beau milieu de la nuit, l'idée de la plateforme Sayrafa lui est venue. Quel talent pour imaginer les subterfuges les plus sophistiqués, les schémas les plus abracadabrants pour dépouiller le déposant de ses avoirs sans avoir l'air d'y toucher!!! Ce n'est pas donné à tout le monde de prétendre au Poste de Gouverneur de Banque centrale d'une République bananière!

    Georges Airut

    01 h 17, le 09 décembre 2021

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