Critiques littéraires Roman

Destins de dhimmis sous Ahmad pacha al-Jazzar

Destins de dhimmis sous Ahmad pacha al-Jazzar

D.R.

Haiym ou le destin des inégaux de Youssef Mouawad, édition numérique Kindle, disponible sur amazon.fr

L’histoire du Proche-Orient ottoman, en particulier pour la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, est encore très mal connue en dépit de la richesse des sources en chroniques et archives. L’historiographie de tendance nationaliste oscille entre la mauvaise administration des « Turcs » et l’apologie de ce qui serait les ébauches des États et peuples contemporains.

Il a existé d’autres virtualités qui ne se sont pas réalisées, comme l’aventure gouvernementale qui a duré plus de soixante-dix ans sur l’axe Acre, Galilée, Damas, bloquant alors les possibilités d’émergence d’un Liban et d’une Palestine.

C’est le sujet du roman historique de Youssef Mouawad, couvrant la plus grande partie de cette aventure en centrant le récit sur la forte personnalité de Haiym Farhi, l’intendant des finances de ce début d’État. À proprement dire, on devrait plutôt parler d’une chronique allant des années 1790 à 1820, l’auteur étant là pour combler les lacunes de la documentation et reconstituer les émotions des personnages, dont certains sont inventés, mais qui auraient pu exister.

Le second thème de ce livre est le rôle des dhimmis, protégés non musulmans, dans le système de pouvoir ottoman. Ces chrétiens (maronites et grecs catholiques) et ces juifs (à Istanbul c’était plutôt des Arméniens et des juifs), associaient étroitement leur sort à ceux des grands dignitaires de l’Empire. Ils en géraient les finances et risquaient à chaque moment une disgrâce qui pouvait signifier la mort. Ces « inégaux » jouaient ainsi un grand rôle politique au risque de leur vie : « Dans ce monde qui oscillait entre arbitraire et chaos, où la caste militaire détenait le pouvoir, une variété particulière d’ambitieux pullulait, attirée qu’elle était par l’appât du gain. Les chrétiens et les juifs, quelque peu instruits et habiles, ne pouvaient faire leur ascension dans le corps des officiers ; c’était le domaine réservé des fidèles de l’islam. Ils n’avaient d’autre choix que de se lancer dans les affaires et d’attirer sur eux l’attention de ceux qui détenaient l’autorité et, plus précisément, du vizir qui était le maître de l’heure. Les pachas ou les beys pouvaient se les attacher comme intendants, secrétaires, scribes ou conseillers financiers, et les employer à tenir leurs livres de compte. Alors on vit, dans toutes les villes du littoral méditerranéen, des dynasties de fondés de pouvoir se perpétuer, que ce soit dans les rangs des juifs ou dans ceux des chrétiens, toutes obédiences confondues. Pour accéder aux postes qu’ils lorgnaient, ces bureaucrates professionnels se faisaient courtisans ; ils apprenaient à flatter leurs maîtres, à se rendre indispensables et à perdre toute dignité. Une fois parvenus, la reconnaissance sociale était leur récompense et constituait une revanche sur le sort. S’accrochant à leurs postes, ils se devaient d’écarter tous leurs concurrents potentiels. Bref, c’était par les intrigues et les cabales qu’ils se hissaient et se maintenaient au-dessus de leur condition d’origine. Le jeu était périlleux, car ces mêmes intrigues et cabales pouvaient précipiter leur chute. »

L’aventure commence avec un cheikh bédouin de Galilée, Dahir al-Omar al-Zaydani, qui a fait de la ville le port d’exportation du coton à destination de l’Europe. Mais il n’a pas été investi par le pouvoir central qui lui suscite des ennemis. Finalement, il succombe en 1775 devant le mamelouk d’origine bosniaque, Ahmad pacha al-Jazzar. Ce dernier devient à son tour le maître d’Acre.

Jazzar va mener une politique de terreur tout en étant aussi un grand bâtisseur. En 1790, Haiym Farhi entre à son service. Il mène une guerre personnelle pour éliminer ses concurrents chrétiens de l’entourage du pacha. Mais lui-même est victime du terrible arbitraire du pacha qui le fait défigurer.

L’auteur décrit ainsi l’état d’esprit du financier : « Il m’en voulait d’être exceptionnel, différent des autres. Mon détachement et mon impassibilité l’agaçaient, et d’autant plus que le moindre incident le mettait hors de lui et que dans sa rage il hurlait des menaces à qui voulait l’entendre. Alors que je restais imperturbable ayant réponse à tout. J’étais plus fort, plus maître de moi-même que lui, tout despote et sanguinaire qu’il était. Du moins, c’est ainsi que je le ressentais. Chaque fois qu’il piquait ses crises et qu’il finissait par se calmer, je quittais le sérail sur un geste de lui ; mais une fois dans la rue, loin de ses yeux, une exaltation intérieure s’emparait de moi. J’éprouvais une telle plénitude ! Car dans mon for intérieur, je savais que je l’avais encore emporté sur lui. J’étais omnipotent et il n’était qu’une brute saisie d’une colère qu’elle ne maîtrisait pas. Trop faible pour se contenir ! Car c’est à grand frais de gesticulations et de menaces qu’il se faisait obéir, alors que moi j’arrivais à mes fins avec une telle discrétion de moyens. Je jubilais à chaque fois que tels incidents se répétaient. J’ose dire que j’étais alors plus comblé qu’un jeune époux en compagnie de sa femme. Mais c’est fini tout cela. Quoique je fasse, je ne connaîtrai plus l’exaltation ni le triomphe que j’éprouvais dans les moments de crise. Que me reste-t-il à faire maintenant que je suis hanté par le sentiment de mon indignité ? Seule la vengeance serait en mesure de m’accorder une juste rétribution. Mais je n’en ai pas les moyens ! »

Farhi reste au service de Jazzar, y compris durant le siège d’Acre où Jazzar, soutenu par les Anglais, repousse Bonaparte. Il reste un personnage puissant sous les successeurs du terrible pacha avant de connaître la disgrâce finale qui conduit à son exécution sommaire.

Dominant toutes les sources historiques disponibles, l’auteur nous donne un récit vivant qui se lit avec plaisir, ce dont il faut le féliciter.

On sent parfois des sortes d’allusion à des temps plus récents : « Ceux en place depuis des années, pour corrompus qu’ils étaient, étaient supposés être moins rapaces que de jeunes et nouveaux remplaçants cupides et avides d’honneur. Mais les choses allaient prendre une autre tournure. Ayant assis son autorité et pour marquer le coup, Abdallah pacha opéra, vers la fin de janvier 1820, des purges importantes dans la caste des officiers, purges qui écartaient ceux-là mêmes qui s’étaient révélés les plus fidèles soutiens de son prédécesseur. »

Je recommande vivement la lecture de ce livre.


Haiym ou le destin des inégaux de Youssef Mouawad, édition numérique Kindle, disponible sur amazon.frL’histoire du Proche-Orient ottoman, en particulier pour la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, est encore très mal connue en dépit de la richesse des sources en chroniques et archives. L’historiographie de tendance nationaliste oscille entre la mauvaise...

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