
Le nouveau bâtonnier Nader Gaspard félicité par son prédécesseur Melhem Khalaf. Photo tirée de la page Facebook de Melhem Khalaf
C’est une lourde défaite qu’a subie le mouvement de contestation du 17 octobre, après s’être présenté en rangs dispersés aux élections du barreau de Beyrouth organisées dimanche. Aucun des neuf nouveaux membres du conseil de l’ordre n’est en effet issu de Nakabetna, un collectif d’avocats affiliés à une quinzaine de groupements de l’opposition (Mouwatinoun et Mouwatinate, Beirut Madinati, Marsad, Li Hakki, Ligue des déposants…). Candidats au poste de bâtonnier, Moussa Khoury et Ramzi Haykal, piliers de cette coalition, n’ont même pas franchi le cap du premier tour consacré à l’élection des membres du conseil, passage obligé pour briguer le bâtonnat. À l’issue de cette première étape, ils n’ont obtenu respectivement que 772 et 525 voix sur 4 323 votants, loin derrière le vainqueur Nader Gaspard, indépendant, qui a raflé 1 888 voix. L’appui apporté à M. Haykal par une grande partie de l’Appel du 13 avril (Bloc national et Tahalof Watani) ne lui aura pas non plus suffi.
Quant au Front libanais de l’opposition (Kataëb, Mouvement de l’indépendance, Khatt Ahmar, Taqaddom…), il est le seul organisme opposant à avoir quelque peu tiré son épingle du jeu en faisant accéder au conseil Fadi Masri (1 341 voix), un des six candidats qu’il appuyait pour des sièges de membres, ainsi qu’Alexandre Najjar, candidat du Front au poste de bâtonnier. Fort de 1 486 voix au 1er tour, ce dernier était habilité à participer au second tour, mais ayant constaté que l’écart entre son score et celui de M. Gaspard était trop grand pour espérer un retournement de situation, il a finalement préféré se retirer de la course. La bataille ultime s’est alors tenue entre le candidat appuyé par les Forces libanaises, Abdo Lahoud (1 539 voix au 1er tour) et Nader Gaspard, lequel s’est hissé à la tête de l’ordre grâce à ses relations personnelles et professionnelles, mais aussi à l’appui de partis au pouvoir (courant du Futur, Courant patriotique libre, et Amal) qui sont intervenus avant le 2e tour.
Les résultats de l’élection de dimanche sont donc une piètre performance pour le mouvement de contestation. Une défaite d’autant plus lourde qu’elle suit l’élection, il y a deux ans, à la tête de l’ordre, de Melhem Khalaf, qui s’était présenté comme candidat indépendant soutenu par la société civile. Une élection qui avait été considérée comme une victoire pour le soulèvement du 17 octobre.
Dans ce contexte, quelle leçon le mouvement de contestation devrait-il retenir du scrutin de dimanche en vue d’autres élections, notamment les prochaines législatives?
Nombre d’observateurs s’accordent à dire que plutôt que de diversifier les candidatures, les forces de changement devraient s’unir et se présenter aux échéances en rangs serrés pour espérer pouvoir réaliser une véritable percée face aux forces traditionnelles.
« Motif futile »
Joint par L’Orient-Le Jour, Nizar Saghieh, directeur de Legal Agenda, revient d’abord sur les circonstances de la division de la thaoura. « Toutes les forces de l’opposition avaient au préalable adopté un programme d’action élaboré par la Coalition de l’indépendance de la justice (formée de Legal Agenda, Kulluna Irada, Aldic, Gherbal…), qu’un candidat unique pour le poste de bâtonnier aurait pu porter en étroite collaboration avec ceux que ces forces voulaient également soutenir pour accéder aux sièges de membres du conseil de l’ordre. Mais un nœud est apparu concernant un de ces candidats, Fadi Masri, affilié aux Kataëb : parce qu’elle ne voulait pas s’allier à la formation de Sami Gemayel, Nakabetna a exigé la démission de M. Masri du parti, refusant une proposition de geler sa carte d’affiliation plutôt que de la supprimer », explique Nizar Saghieh. « C’est pour une raison aussi futile qu’a basculé l’entente et qu’a été torpillé le projet ambitieux mis en place pour confronter la caste dirigeante », déplore-t-il, notant que Karim Daher, avocat fiscaliste plébiscité pour être le candidat consensuel de la thaoura, s’était très vite retiré de la course en comprenant l’impasse causée par les dissensions intestines. Aux yeux de toutes les composantes du mouvement de contestation, M. Daher représentait une alternative crédible, d’autant qu’il avait représenté le barreau au Parlement en participant à l’élaboration de lois financières, et avait fait partie de plusieurs commissions au sein de l’ordre des avocats, notamment celle pour la protection des droits des déposants.
Outre la mauvaise gestion des divergences entre les différentes coalitions, l’opposition a fait ensuite « un autre faux pas », poursuit M. Saghieh. « Des désaccords ont émergé au sein même de Nakabetna : le parti Mouwatinoun et Mouwatinate a en effet appuyé Moussa Khoury, connu pour son approche frontale de la bataille à mener contre la caste dirigeante, tandis que d’autres formations de la coalition ont soutenu Ramzi Haykal. Leurs calculs selon lesquels ce dernier pouvait récolter plus de voix que son confrère qu’elles classent dans la mouvance gauchisante de la thaoura, se sont révélés faux », constate M. Saghieh.
Le directeur de Legal Agenda dénonce à ce propos « un manque de sérieux et de sagesse dans la manière de traiter la diversité des opinions et positions ». Sans cette faille, estime-t-il, la victoire aurait été « aussi fracassante » que celle de l’opposition unie dans toutes ses composantes lors des élections à l’ordre des ingénieurs. Lors de ce scrutin, l’« Ordre se révolte » avait en effet réalisé un raz-de-marée face aux partis au pouvoir en juin dernier.
Ego, entêtements et bisbilles
Interrogé par L’OLJ, Karim Daher fait un constat similaire. « Si la thaoura avait présenté un candidat unique, elle aurait remporté le scrutin », assure-t-il, calculant qu’« un amalgame des voix obtenues par MM. Najjar, Khoury et Haykal lui aurait permis de réaliser un score considérable » . « On ne peut ignorer le poids des Kataëb et occulter le fait que ce parti se range dans l’opposition », note à cet égard M. Daher. Commentant ce qu’il considère comme un « recul » de la thaoura, il estime que l’occasion de faire face à l’establishment à travers « un bâtonnier de confrontation » a été ratée. « Un tel bâtonnier aurait œuvré pour contrôler les lois relatives à la privatisation et à la restructuration de la dette publique qui seraient en passe d’être élaborées. Il aurait pu ainsi tenter d’empêcher l’adoption de règles nuisibles aux déposants, dont font partie les avocats », indique l’avocat fiscaliste. « Il aurait en outre exigé d’être présent au Parlement lors de potentiels débats visant à augmenter les salaires dans la fonction publique », ajoute-t-il, jugeant que « cette mesure qui engagerait 3 à 5 000 milliards de livres risquerait d’enfoncer davantage l’État dans son marasme financier, d’autant qu’une multitude de fonctionnaires inefficaces bénéficient de considérations clientélistes ». Aujourd’hui, Karim Daher se demande comment le nouveau bâtonnier Nader Gaspard, qui « n’est pas dans la ligne directe de l’opposition », pourrait composer avec la classe au pouvoir en vue de tenter de restituer les fonds des avocats, et plus généralement des Libanais.
« La leçon à tirer de ce scrutin, est qu’il faut mettre de côté les ego, entêtements et bisbilles », prône M. Daher. Il souhaite que la mauvaise expérience des élections du barreau de Beyrouth soit un « signal d’alerte » poussant les acteurs de la thaoura à faire montre de plus d’« humilité » et d’ « union », sans quoi l’establishment politique risque d’« avoir le dessus » lors des élections à venir. « Ce serait dommage », commente encore Nizar Saghieh, pour qui « les partis traditionnels ne sont pas forts mais profitent de la confusion et des désaccords au sein de la thaoura pour renforcer leur position ».
commentaires (13)
L’opposition est immature, elle s’est perdue dans des considérations mesquines, égocentriques. Dommage car c’est ce qui attend cette opposition aux législatives si elle n’arrive pas à trouver le dénominateur commun pour présenter des candidats crédibles sans doublons.
Karam Georges
14 h 00, le 23 novembre 2021