
Manifestation des familles endeuillées et des activistes devant le Palais de justice contre la suspension de l'enquête sur l'explosion au port de Beyrouth. Photo d'archives Anwar Amro/AFP
Qu’il est devenu laborieux, pour les journalistes, de traiter le cours que prend l’enquête sur l’explosion au port de Beyrouth tant celle-ci a pris des allures de feuilleton judiciaire pour chevronnés. « Je n’arrive plus à suivre cette mascarade judiciaire autour de l’enquête. Comme si mon cerveau était peut-être trop basique pour ça ? » écrivait récemment une reporter sur Twitter.
Difficile de rendre cette actualité intelligible, difficile pour le public de la comprendre, et ce à juste titre. Depuis fin septembre, Tarek Bitar, le juge d’instruction aux manettes de l’affaire la plus importante du pays, est la cible de “plaintes en série” déposées par les avocats des quatre ex-ministres et de l’ex-Premier ministre incriminés par le magistrat : Ali Hassan Khalil, Ghazi Zeaïter, Nouhad Machnouk, Youssef Fenianos et Hassane Diab. L’offensive a récemment franchi un nouveau cap lorsque ces derniers ont décidé d’attaquer les juges présidant des chambres qui ont rendu un verdict d’incompétence pour statuer sur leurs recours.
Difficile de faire le compte au vu du nombre de demandes de récusation, de renvoi pour suspicion légitime, de recours pour fautes graves ou encore d’action en responsabilité de l’État. Il y aurait un peu moins de vingt procédures intentées jusque-là contre le juge d’instruction près de la Cour de justice et ses confrères des cours d’appel et de cassation. « Les cinq anciens ministres ont d’abord eu pour stratégie de faire récuser Tarek Bitar, puis ils sont passés à celle de faire récuser des juges qui inspectent les demandes de récusation du magistrat. On n’est pas à l’abri de découvrir de nouvelles demandes puisqu’il arrive que les politiciens accusés ne les médiatisent pas », affirme avec consternation l’avocate et chercheuse Ghida Frangieh, membre de l’ONG Legal Agenda qui milite pour les droits humains et l’indépendance de la justice.
Les deux principales victimes de cet acharnement procédural sont d’une part l’enquête, automatiquement suspendue à chaque fois qu’un recours est déposé pour récuser Tarek Bitar le temps que la juridiction saisie rende un avis, et de l’autre les familles endeuillées et l’ensemble des victimes, dont la colère et le désespoir, selon les cas, grandissent à mesure que l’enquête est ralentie dans sa progression. « Ces procédures déclenchent des complexités qui nous forcent à nous plonger dans l’étude de ces multiples recours abusifs, au lieu de nous concentrer sur l’affaire principale », dénonce l’avocate Tamam Sahili, membre du barreau de Beyrouth qui représente à titre bénévole 1 400 victimes. Prenant d’assaut les débats et monopolisant la scène médiatique, ces interminables rebondissements judiciaires ont ainsi réussi à reléguer au second plan le cœur de l’enquête : faire la lumière sur l’acquisition, l’entreposage et l’explosion dévastatrice du stock de nitrate d’ammonium le 4 août 2020.
« C’est la première fois que l’on voit ça »
Plus rien ne permet de douter que ces plaintes à répétition relèvent d’une obstruction de l’enquête. En premier lieu parce qu’elles font partie des gesticulations de la classe politique dont le pays est témoin depuis début juillet, quand le magistrat Bitar a rendu publiques ses accusations à l’encontre de hauts responsables étatiques. Il y a eu d’abord la levée de boucliers face aux demandes du juge de lever les immunités des députés accusés, les refus d’autoriser des poursuites contre des hauts responsables de sécurité, les violents discours du tandem chiite Amal-Hezbollah accusant le juge d’instruction de « ciblage politique », les refus de comparaître et d’appliquer les mandats d’arrêt, et plus récemment, l’intensification des manœuvres juridiques. Obstruction, aussi, parce que ces recours ont toujours été déposés à la veille des dates d’interrogatoire fixées par Tarek Bitar. Suspendant automatiquement l’enquête, ils ont permis aux principaux accusés d’échapper à leur convocation, moult fois reportée.
La question qui viendrait naturellement à quiconque assiste à ce spectacle est de savoir s’il est permis de mener une telle offensive juridique alors que l’acte d’accusation n’a toujours pas été rendu et que le procès n’a même pas démarré. « Ces recours sont prévus par les textes et ils permettent au justiciable de s’assurer d’un procès équitable. Mais sont-ils utilisés dans un cadre conforme au principe d’intégrité ou dans un cadre dilatoire ? Au juge qui statue sur la demande de déterminer leur caractère abusif ou recevable », explique un magistrat qui a requis l’anonymat.
Cette question semble avoir déjà été tranchée par la cour d’appel qui, lors du rejet des demandes des députés Machnouk, Khalil et Zeaïter le 4 octobre dernier, les a également condamnés à payer une amende de 800 000 livres libanaises « parce qu’ils ont abusé de l’exercice du droit de défense », selon Me Frangieh. En effet, les avocats des accusés n’ont eu de cesse de déposer des demandes pour récuser le juge Bitar auprès des cours d’appel et de cassation quand bien même celles-ci avaient déjà rendu un avis d’incompétence. « Le juge d’instruction auprès de la Cour de justice est soumis à une juridiction exceptionnelle. Pourtant, ils continuent de faire des demandes auprès de juridictions auxquelles Tarek Bitar n’est pas rattaché administrativement, ce qui est illégal », poursuit la chercheuse.
« Il faut savoir qu’aucun de ces avocats n’a déposé de recours dans l’espoir de gagner, ils travaillent uniquement au nom de l’obstruction. Ce sont des avocats expérimentés, ils savent très bien ce qu’ils font », dénonce un de leurs confrères proche du dossier. « C’est la première fois que l’on voit ça dans l’exercice du droit, c’est une sorte de “bullying” (intimidation, harcèlement, NDLR). Ils utilisent des moyens légaux pour arriver à des buts illégaux parce qu’ils ne veulent pas se plier à la loi. Il faudrait que la pénalité, lorsque le tribunal juge qu’il y a abus de droit, soit assez élevée afin de les dissuader de continuer », commente un juge sous couvert d’anonymat.
Qu’en est-il des proches des victimes qui sont les premiers à être touchés par l’exercice abusif de ce droit ? Ont-ils la possibilité de porter plainte pour entraves à l’enquête puisque celle-ci a été stoppée à plusieurs reprises du fait de ces recours répétés ? « Malheureusement, il n’y a pas moyen d’arrêter ces plaintes même si elles ne sont pas fondées. Tout ce qu’on peut faire, et que l’on a commencé à faire, c’est attaquer leurs recours pour trancher et demander des dommages et intérêts lorsque l’abus de droit est avéré », affirme Me Sahili.
« La honte de la justice »
Le 4 novembre dernier, ces manœuvres juridiques pour entraver l’enquête ont atteint un stade particulièrement inquiétant. Le juge Habib Mezher, président de la chambre civile de la cour d’appel de Beyrouth, s’est saisi d’une plainte pour récusation de Tarek Bitar sans en avoir été commissionné. Avant que l’on découvre l’illégalité de sa démarche et qu’il soit officiellement écarté de l’affaire, le magistrat a fait ordonner la suspension de l’investigation et demandé au juge d’instruction de lui fournir une copie de son enquête pour statuer sur la demande de dessaisissement.
« Habib Mezher est comme un cheval de Troie. Ils ont essayé d’introduire une personne de la sphère juridique elle-même pour pouvoir saboter l’enquête de l’intérieur. Ils ont réussi plus ou moins à arriver à leurs fins puisque celle-ci a été arrêtée », affirme un des magistrats précités. Cet épisode, qui a provoqué l’indignation et la confusion, relève plus largement du malaise qui prévaut au sein de la magistrature libanaise rongée par le sectarisme et la mainmise du politique, dont une des consécrations est la désignation de la plupart des juges du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) par le pouvoir exécutif. Habib Mezher est, à ce titre, réputé pour être proche du parti Amal dont deux affiliés sont mis en cause dans l’affaire de l’explosion du port de Beyrouth.
« On sait que dès sa récente nomination au CSM, le juge Mezher était l’un de ceux qui insistaient le plus à convoquer Tarek Bitar. Cela veut dire qu’il avait des a priori sur le magistrat », dénonce Ghida Frangieh.
Encore une fois, l’épineuse question de l’indépendance de la justice revient sur le devant de la scène au Liban et sans doute plus que jamais. Face au chaos ambiant, certains se montrent très sévères. « C’est un véritable asile de fou, on n’a jamais vu ça. Ces avocats et ces juges sont la honte de la justice libanaise, et à côté de cela, ni l’Inspection judiciaire ni le Conseil de discipline, instances qui régulent la magistrature, ne font quoi que ce soit. Comment peut-on parler d’indépendance de la justice et d’autorégulation, s’ils ne sont pas capables de faire le ménage chez eux ? », s’indigne l’avocat proche du dossier cité plus haut.
Toutefois, beaucoup voient dans le dossier de l’explosion du 4 août une chance inédite d’en finir avec l’interférence des politiciens dans les affaires juridiques et de bâtir un État de droit. « À mon avis, cette affaire a tout exposé au grand jour. On sait maintenant clairement qui est avec l’indépendance de la justice et qui est contre et travaille à réaliser des agendas politiques. Mais on ne pourra pas régler ce dossier si on ne s’attaque pas à la racine du problème qui est d’en finir avec cette mainmise. Sans justice renforcée, on ne pourra pas remettre ce pays en état », affirme un des magistrats interrogés, connu pour son réformisme.
On assiste également depuis le 4 août à l’émergence d’un mouvement social important pour réclamer la fin de l’impunité qui prévaut au Liban depuis des décennies. « On savait dès le 5 août 2020 qu’une enquête qui vise tout un régime de corruption n’allait pas avancer sans obstacles. Mais même si cela va prendre des années, nous irons jusqu’au bout. C’est une vraie bataille au nom de la justice, pour mettre fin à l’impunité », affirme Ghida Frangieh du Legal agenda. Elle se veut optimiste : « Quinze mois après l’explosion, on a encore une enquête, un juge, et pas mal d’avancées. Je pense que c’est beaucoup mieux, à ce stade, que ce qu’on avait imaginé au départ. »
Qu’il est devenu laborieux, pour les journalistes, de traiter le cours que prend l’enquête sur l’explosion au port de Beyrouth tant celle-ci a pris des allures de feuilleton judiciaire pour chevronnés. « Je n’arrive plus à suivre cette mascarade judiciaire autour de l’enquête. Comme si mon cerveau était peut-être trop basique pour ça ? » écrivait récemment une reporter...
commentaires (10)
La pourriture règne parmi les avocats, les juges et toute la crasse politique libanaise. Tout est fait pour dissuader les juges et avocats qui restent intègres de continuer leur travail. On les menace sur les réseaux sociaux et on finira par les inquiéter physiquement. L’état est englué jusqu’au cou dans cette mascarade judiciaire chapeauté par le Hezbollah qui veut à tout prix écarter le juge Bitar dont les investigations, si menées à terme, vont démontrer sa culpabilité ainsi que celle de tous les pourris qui présentent recours sur recours aidés par des avocats véreux attirés par l’appât du gain. Pauvre pays
Karam Georges
11 h 20, le 17 novembre 2021