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Lifestyle - La Mode

Éric Ritter et les vêtements d’un « pays qui n’existe pas »

Il a retourné les initiales de son nom pour révéler, dans la doublure, la tension qui l’a poussé à se consacrer à la création de vêtements. Éric Ritter a fondé Emergency Room pour rejoindre au service des urgences tous ceux qui aujourd’hui tentent de sauver la planète en s’efforçant d’en ralentir l’épuisement. Fin octobre, il donnait son premier défilé physique à Dubaï, dans le cadre de l’Arab Fashion Week.

Éric Ritter et les vêtements d’un « pays qui n’existe pas »

Emergency Room, collection « Neverland », 2021-22. Photo DR

Éric Ritter a construit sa légende en étant simplement lui-même : un garçon qui ne conçoit la beauté que libre et généreuse, inclusive et convulsive. Tournant le dos au diktat du glamour auquel il a été confronté au début de sa carrière, il finit par trouver son bonheur dans un petit atelier caritatif à un jet de pierre des souks de Tripoli. La deuxième ville du Liban est aussi réputée la plus pauvre du pays. Drôle d’idée que d’y aller faire de la mode ? Le jeune créateur a de la suite dans les idées. Dans les souks de cette ville portuaire connectée avec la Syrie, la Turquie et au-delà, par les voies maritimes et terrestres, se déversent régulièrement les rebuts textiles de l’Orient et d’ailleurs.


Emergency Room, collection « Neverland », 2021-22. Photo DR

Des stocks de chemises, de tee-shirts et de draps en coton aux imprimés passés de mode ; des couvertures en jacquard tissées de toute éternité sur les mêmes métiers qui reproduisent les mêmes motifs ; des pépites, parfois, robes de lumière brodées main quelque part dans le vaste espace entre Inde et Chine ; des tapis de prière cherchant leur pôle… Autant de trésors à débusquer, serrés sur des porte-cintres dans les arrière-boutiques ou coincés dans des piles absconses entre deux étagères. Mis à part le plaisir de partager, à l’atelier, ses idées qui font rire les couturières habituées à des travaux plus raisonnables, ce jeu de piste est sans doute, pour Ritter, la partie la plus jubilatoire de son métier. De tous les mal-aimés de l’industrie textile qui lui tombent sous la main, qu’ils proviennent de l’industrie de masse ou de fabriques traditionnelles, le créateur compose des cadavres exquis, déshabille Paul pour habiller Jean, réalise des patchworks avec des imprimés qui n’ont rien en commun, transforme les couvertures en vestes et les tissus d’ameublement en sarouels, joue avec les codes couture pour retailler des pantalons en blazers et ennoblit les surcharges de broderies de robes de bal ou de mariée en les reconstruisant à sa manière. On l’aura compris, sous le label Emergency Room, rien ne se perd, tout se réinvente.


Emergency Room, collection « Neverland », 2021-22. Photo DR

« L’existence est résistance »

Sa troisième collection – la première en défilé physique – présentée à l’Arab Fashion Week donnée à Dubaï la dernière semaine d’octobre, s’appelle Neverland. « Encore et toujours Neverland », sourit-il. Il explique : « Neverland, comme chacun sait, est le pays imaginaire où Peter Pan ne grandit pas, mais qui est un peu pour moi Beyrouth et le Liban, ce pays qu’on nous a “vendu” quand on était petits, qui était presque parfait mais qui reste imaginaire parce que c’est un pays qui ne sera jamais, d’où Neverland. C’est sur cela que nous travaillons beaucoup en ce moment, créer ce monde comme une hétérotopie hyperréaliste du pays dans lequel nous vivons.


Emergency Room, collection « Neverland », 2021-22. Photo DR

Pour le défilé, en cohérence avec notre philosophie d’inclusion et de diversité, nous avons invité des gens qui ne sont pas des mannequins professionnels. Il s’agit en partie d’amis libanais partis vivre à Dubaï et en partie de personnes que nous avons connues sur place. Ces “mannequins” ont défilé sur un monologue : tout au long de la présentation, je parle, je raconte nos débuts, la création de la marque, pourquoi nous avons commencé à faire ça, il y a trois ans, et je parle aussi du contexte dans lequel nous travaillons, des défis et des difficultés qu’il nous faut affronter ou contourner, du thème de la collection, du logo… En conclusion, je dis que l’herbe n’est pas nécessairement plus verte ailleurs. Elle ne l’est que là où on l’arrose. J’annonce aussi que nous avons décidé de rester au Liban. À la fin du défilé, je tourne le dos au public qui peut lire en arabe sur mon tee-shirt : “al-woujoud mouqawama” : l’existence est résistance. Et comme le dit le manifeste de la collection : “Emergency Room est née à Beyrouth, et à Beyrouth elle restera.” Il s’agit pour nous de résister sur le long terme, d’abord culturellement. »


Emergency Room, collection « Neverland », 2021-22. Photo DR

Doublures, couvertures, détournements

« Sur cette collection, nous avons mis une fois de plus l’accent sur la récupération et le surcyclage ou upcycling, souligne Ritter. Nous avons travaillé sur un stock de pantalons beiges que nous avons modifiés ou transformés en vestes, des tee-shirts que nous avons également transformés en hauts, en robes essentiellement. Le clou de la collection est une ligne à base de couvertures en jacquard de coton qu’on retrouve dans toutes les maisons traditionnelles du Liban et de Syrie et qui sont en général soit roses, soit bleu pâle avec des motifs en blanc. Nous en avons fait des jupes, des shorts, des vestes et nous les avons déteints pour créer des dégradés. On trouve aussi plusieurs robes revisitées, retournées, travaillées sur la doublure. Certaines pièces sont uniques, impossibles à répliquer, comme cette veste d’homme que nous avons taillée pour mettre en avant ma doublure, ou cette robe de mariée dont nous avons récupéré le haut que nous avons teint en mauve, ou encore une robe créée à partir d’une doublure sur laquelle nous avons appliqué de la dentelle. Nous avons aussi présenté un modèle pris sur une robe de bal dont nous avons inversé le haut, posant le décolleté au niveau du bassin pour un effet de basque dont se dégage une cascade de tulle. »


Emergency Room, collection « Neverland », 2021-22. Photo DR

Une COP26 à lui seul, Éric Ritter est un enfant de sa génération, inquiet de la dégénérescence de la planète. Urgentiste à sa manière, il traque les stéréotypes toxiques entre ciseaux et machine à coudre pour sauver l’avenir.

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