Entre demandes de récusation, suspensions temporaires de l’enquête et pressions de toutes sortes, la convocation de plusieurs anciens ministres dans le cadre de l’enquête sur le drame du 4 août a malheureusement pris une forte charge politique. Le juge d’instruction Tarek Bitar est ainsi devenu le centre et la cible d’une violente bataille. Dans ce contexte paré de tous les oripeaux de la propagande, informations et analyses émanant de diverses sources circulent sur les réseaux sociaux et les chaînes de télévision pour tenter d’imposer une réponse à la question de savoir quel organe est compétent pour juger les ministres et chefs de gouvernement. Et qui instruira cette affaire? Est-ce le juge ordinaire ou la Haute Cour de justice ?
Pouvoir d’appréciation
Et pourtant, la réponse n’est pas malaisée si on s’en tient à l’orthodoxie juridique. Le pivot de la réflexion est dans l’article 70 de la Constitution qui dispose, depuis 1926, que la Chambre des députés a le droit de mettre les ministres en accusation pour haute trahison ou pour manquement grave aux devoirs de leur charge.
Ce pouvoir d’appréciation laissé à la Chambre est demeuré tel quel à travers les modifications de 1990, après l’accord de Taëf ; celles-ci, pour l’accusation ainsi que pour leur jugement par la Haute Cour, ont joint le président du Conseil aux ministres, une fois accusés.
Puisque le législateur est censé avoir pesé ses mots, il n’est pas possible d’occulter la rédaction de ces articles. Il y est question d’un droit dont dispose la Chambre. Cette compétence reconnue à la Chambre de prononcer la mise en accusation des ministres n’est, écrit le professeur Edmond Rabbath, que facultative, « laissée à son appréciation souveraine » (La Constitution libanaise : origines, textes et commentaires, Publications de l’Université libanaise, Beyrouth, 1982).
Dans le cas où la Chambre s’abstiendrait de déférer les ministres, ils seront poursuivis devant les juridictions ordinaires. Cela veut dire que l’immunité de juridiction pour les ministres ne leur profite que s’ils ont été préalablement accusés par la Chambre. L’article 72 appuie ce point de vue puisqu’il y est question de l’obligation pour le ministre « aussitôt qu’il est mis en accusation » d’abandonner sa charge. Ainsi il est impérieux d’analyser les articles 70 à 72 dans leur rédaction, comme un bloc.
Au vu de ces dispositions, on est autorisé à poser la question suivante : à moins de manipuler les textes, ceux-ci ne se limitent-ils pas aux responsables en exercice ? On comprendra alors qu’il leur faille suspendre l’exercice de leurs charges. Mais si on prétend leur donner une immunité ad vitam æternam, même après la cessation de leurs fonctions, on sort alors de l’analyse du droit positif au profit d’interprétations infondées. Il s’agit donc d’un ministre en exercice.
Le législateur confirme notre analyse, puisque l’article 43 de la loi du 18/08/1990, qui organise la procédure devant la Haute Cour, impose à cette instance de prononcer la destitution de sa charge du politicien préalablement mis en accusation, et condamné par la Haute Cour. Pour les anciens ministres, la Haute Cour n’est pas la juridiction compétente, ils relèvent de la compétence des juridictions ordinaires. Justiciables comme tout un chacun, les anciens ministres ne bénéficient plus de la faveur que leur assurait la Haute Cour. Ainsi, c’est l’égalité de tous devant la justice qui triomphe et reprend ses droits.
« Justice politique »
Déduite des textes, notre analyse peut choquer, si l’on sort du cadre strict du libellé de la Constitution libanaise ; ainsi, certains prétendent qu’un ancien ministre continuerait (comme s’il était en exercice à la date de sa mise en accusation) à bénéficier de la compétence de la Haute Cour pour les crimes et délits qu’il aurait commis dans le passé. Le critère de cette compétence serait – sur la base d’une distinction chère au droit public entre actes détachables et actes non détachables – le lien entre ces infractions et le service, quelle qu’en soit la date.
Cette construction n’est pas applicable au cas qui nous occupe, notamment en droit libanais. En effet, si l’on se penche sur les caractéristiques fondamentales de la mise en accusation par la Chambre et la condamnation par la Haute Cour, on ne peut que souligner qu’il s’agit là d’une « justice » politique, adoptée à contrecœur par la doctrine (voir Raymond Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État – tome I, CNRS éditions, 1920). Cette justice constitue l’autre face de la responsabilité du gouvernement, laquelle est sanctionnée, sur le plan politique, par la confiance devant le Parlement et, sur le plan pénal, par la condamnation et la responsabilité criminelle devant la Haute Cour.
Cette analyse impose de considérer que la compétence de la Haute Cour se limite aux ministres « en exercice ». La cessation de leurs fonctions lève cette couverture par la justice politique, et la justice de droit commun recouvre toute sa compétence.
Que conclure, au vu de ces textes dépourvus de toute ambiguïté en droit libanais ?
Premièrement, qu’avant de se prononcer sur la compétence de la Haute Cour pour connaître des poursuites criminelles à l’encontre de ministres, en exercice ou ayant cessé leurs activités, il faut que soit remplie une condition préalable, à savoir leur mise en accusation par la Chambre.
À défaut de cette mise en accusation préalable, ils sont justiciables des juridictions pénales de droit commun (juge d’instruction et juges de fond).
Or, dans l’affaire qui secoue présentement l’opinion, c’est l’abstention de la Chambre (qui n’a pas mis en accusation les anciens ministres) qui ôte, en la forme, tout fondement à leurs demandes.
Enfin, abstraction faite de cette condition procédurale préalable, les anciens ministres ne sont pas justiciables de la Haute Cour. En ne votant pas leur mise en accusation, la Chambre aura reconnu la compétence exclusive des tribunaux ordinaires.
Par Hassãn-Tabet RIFAAT
Professeur à la faculté de droit et des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph, ancien directeur général de la Justice (1977-1982) et ancien président de l’Inspection centrale (1982-1987).
commentaires (11)
nous noyer dans des questions juridiques est intéressant- mais plus maintenant-plus apres en avoir lu & entendu des dizaines,dont la majeure des cas plus fausses, plus folles, plus saugrenues que les autres(vive l'intox) pour une fois-une seule fois comme le disent nos 128 repetitivement-saad hariri a formule une suggestion du tonnere: annuler l'immunite de TOUS - absolument tout ce bo monde-s'agissant uniquement de l'enquete en cours. SINON REIEN A EN ESPERER ! pauvre T Bitar qu'ils mettent devant une equation judicieuse seulement si la personne en question est honnete : poursuivre, ou me sacrifier pour eviter aux citoyens plus de malheurs?
Gaby SIOUFI
16 h 54, le 25 octobre 2021