Sur le terrain, ils se sont insultés, provoqués, puis tiré dessus pendant de longues heures. Mais dès lors que la politique a repris ses droits, les angles se sont arrondis et les intérêts communs ont fait oublier tout le reste. Après les événements de Tayouné, où des combats entre des membres du tandem chiite (Amal-Hezbollah) et des éléments armés appartenant probablement aux Forces libanaises ont fait sept morts – dont trois membres d’Amal – le 14 octobre, Samir Geagea et Nabih Berry ont donné le sentiment de vouloir poursuivre leurs relations comme si de rien n’était. Lors de ses premières interventions après le 14 octobre, le leader des Forces libanaises s’est concentré sur le Hezbollah et n’a pas fait une seule fois référence à Amal en commentant les affrontements. Le chef du Parlement s’est fait, pour sa part, des plus discrets tandis que Hassan Nasrallah attisait les passions de la rue chiite contre Samir Geagea.
Malgré la violence des combats, malgré les « martyrs » de son camp et malgré le ton incendiaire du secrétaire général du Hezbollah, Nabih Berry ne semble avoir aucune intention d’ouvrir un front politique contre le leader des FL qui reste pour lui un partenaire potentiel dans son bras de fer contre le président Michel Aoun. Ce même Michel Aoun, et son gendre Gebran Bassil, dont Hassan Nasrallah veut absolument éviter la défaite contre les FL lors des prochaines législatives. Au sein du tandem chiite, les affrontements de Tayouné ont confirmé la règle d’or qui régit leurs relations : le front doit toujours être uni lorsqu’il s’agit de la communauté, mais libre à chacun, ensuite, de faire ce qu’il veut en matière d’alliances politiques. Nabih Berry veut ainsi rester dans son rôle, celui de négociateur en chef, qui excelle à préserver ses intérêts en ménageant ses alliances et partenariats, parfois contraires.
« Berry veut empêcher la candidature de Ibrahim »
Il aura fallu attendre seulement quelques jours après les combats du 14 octobre pour voir Amal et les FL coopérer à nouveau contre le Courant patriotique libre (CPL). Le Parlement s’est réuni mardi en séance plénière pour organiser le calendrier électoral et discuter des possibles amendements de la loi. Sur les deux sujets, Amal et les FL étaient sur la même longueur d’onde, qui n’était pas celle de la formation menée par Gebran Bassil. Les FL ne s’opposent pas à l’idée d’avancer la date du scrutin originellement prévu en mai, ayant même demandé à plusieurs reprises la tenue d’élections anticipées. Le tandem chiite a, pour sa part, fait pression pour changer la date des élections au 27 mars, sous prétexte qu’elles ne devaient pas se tenir en plein mois de ramadan.
Ce à quoi Gebran Bassil était depuis le départ opposé, le gendre du président allant même jusqu’à avancer que le climat prévu pour le mois de mars allait compliquer la tenue du scrutin. Derrière ces fausses excuses de part et d’autre, se cacherait en fait un réel enjeu politique. « Berry veut empêcher la candidature de Abbas Ibrahim », avance un proche de Gebran Bassil. La loi actuelle prévoit en effet qu’un fonctionnaire de première catégorie remette sa démission six mois avant la date des élections s’il souhaite se présenter. Le directeur de la Sûreté générale, qui avait laissé entendre qu’il voulait candidater, est ainsi dans l’incapacité de le faire pour un scrutin le 27 mars prochain. Gebran Bassil se cache à peine de vouloir remplacer l’indéboulonnable Nabih Berry par le général Ibrahim à la tête du Parlement. Mais ce plan se heurte pour l’instant au refus du Hezbollah qui ne souhaite voir personne d’autre à ce poste. Le parti de Michel Aoun n’a pas réussi pour le moment à convaincre le Hezbollah de prendre ses distances avec son plus fidèle allié. Pour la formation de Hassan Nasrallah, l’unité de la rue chiite demeure prioritaire sur tout le reste.
Du grain à moudre
Ce bras de fer s’inscrit dans une bataille beaucoup plus large entre Amal et le CPL. Le courant aouniste a construit tout son discours politique contre ce qu’il appelle la troïka – Berry, Hariri, Joumblatt – accusée de s’être partagé le gâteau au lendemain de la guerre civile au détriment des chrétiens. « Aoun veut la tête de Berry. Il utilise toutes les armes possibles pour y parvenir », accuse un proche du chef du Parlement. Du côté aouniste, on réfute ces accusations et on dit vouloir simplement combattre la corruption et permettre à la justice de faire son travail. De justice, il est justement question à propos du dossier actuellement le plus litigieux entre les deux partis : l’enquête sur la double explosion du port, menée par le juge Tarek Bitar. « Berry est convaincu que Aoun murmure à l’oreille de Bitar », ajoute le conseiller du chef du Parlement. Le magistrat a poursuivi les plus proches lieutenants du chef d’Amal, les anciens ministres Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaïter, accusés d’avoir été au courant de la présence du nitrate d’ammonium dans le port et de n’avoir rien fait pour y remédier.
Dans son dernier discours, Gebran Bassil a donné du grain à moudre à ses opposants, laissant entendre qu’il avait un pouvoir d’influence sur la justice, quand bien même le juge Bitar est considéré comme une personnalité indépendante par tous ses pairs. S’adressant au magistrat, le chef du CPL a déclaré : « Monsieur le juge, soit vous ramenez tout le monde à l’interrogatoire, soit vous relâchez les innocents détenus », en allusion notamment au directeur des douanes Badri Daher et son prédécesseur Chafic Merhi, réputés proches du président et qui sont derrière les barreaux depuis un an. « C’est n’importe quoi ! Le président est très attaché à la séparation des pouvoirs », se défend une source à Baabda. Du côté d’Amal, on accuse le président et son gendre d’avoir entravé les nominations judiciaires et de se battre à chaque fois pour obtenir le ministère de la Justice. Le ministre de la Justice, Henri Khoury, a récemment proposé la création d’une Chambre d’accusation qui statuerait sur des recours contre les décisions de Tarek Bitar. Une proposition également rejetée par Nabih Berry qui y voit une nouvelle tentative du président d’interférer dans la justice.
Guerre d’élimination
La tension monte entre les deux camps, qui se mènent une véritable guerre d’élimination, à l’approche des législatives. Avant les événements de Tayouné, le Hezbollah et le CPL coordonnaient en vue d’une alliance électorale dans différentes circonscriptions. La formation de Hassan Nasrallah souhaite éviter, dans les circonscriptions où il va s’allier au CPL, de se retrouver contre Nabih Berry, allié au courant du Futur de Saad Hariri, mais aussi au mouvement Marada de Sleiman Frangié et au Parti socialiste progressiste de Walid Joumblatt. « Si le Hezbollah fait alliance avec le CPL, il ne nommera pas de candidat chiite contre un candidat Amal », assure un cadre du parti de Dieu. Dans ces circonstances, Samir Geagea demeure un moindre mal pour Nabih Berry par rapport à Michel Aoun. Le chef du Parlement sort donc renforcé des affrontements de Tayouné. D’un côté, il a resserré les liens avec le Hezbollah, dont il a absolument besoin, ce qui devrait avoir pour conséquence de calmer les critiques à son égard au sein de la rue chiite. De l’autre, il peut espérer voir le CPL être affaibli par la séquence et ressortir beaucoup moins fort à l’issue des prochaines élections.
commentaires (6)
Tout est dans tout, et ... réciproquement , comme disait Pierre.
Bassam Youssef
18 h 24, le 22 octobre 2021