Le spectacle est désolant. Il rappelle étrangement les lendemains des rounds meurtriers de la funeste guerre civile qui a éclaté en 1975. Avec leurs lots de morts, de blessés, de façades canardées, d’appartements brûlés, de vitres explosées, de gravats jonchant les trottoirs, de voitures endommagées, d’habitants hagards aux visages fermés qui s’échinent à recoller les morceaux. Dans les environs du rond-point Tayouné, de part et d’autre de l’ancienne route de Saïda qui a longtemps servi de ligne de démarcation entre les deux quartiers alors antagonistes de Chiyah (chiite) et de Aïn el-Remmané (chrétien), le bruit des débris de vitres que l’on déblaie emplit l’atmosphère. Il accompagne le ronflement des chars de l’armée libanaise qui sillonnent le quartier sans discontinuer pour servir de tampon entre les belligérants de la veille, alors que des membres des services de renseignements scrutent les indices, au détail près, jusqu’aux traces de sang séché au sol. Même image, quelques centaines de mètres plus loin, rue Laure Moghaïzel, perpendiculaire à l’avenue Sami el-Solh, où tout aurait dérapé la veille, à la suite d’une manifestation qui se présentait comme pacifique du tandem chiite Amal-Hezbollah contre le juge Tarek Bitar, en charge de l’enquête sur la double explosion au port de Beyrouth. Dérapages qui ont fait sept morts jusque-là et une bonne trentaine de blessés.
Des versions qui diffèrent
Il n’y a pas foule ce jeudi, dans les régions meurtries, bouclées par la troupe. Des habitants qui pleurent leurs morts. D’autres qui pansent leurs plaies. Des commerçants qui constatent les dégâts. Quelques badauds venus assouvir leur curiosité. Des partisans du tandem chiite Amal-Hezbollah ou ceux des partis chrétiens, Courant patriotique libre, allié du Hezbollah, et fondé par le président Michel Aoun, ainsi que son adversaire juré des Forces libanaises. Après les affrontements armés de la veille qui ont éclaté dès les premières victimes abattues par des tireurs embusqués, des familles sont en deuil, d’autres toujours aux aguets. Nombre d’habitants traumatisés ont déserté la zone sans demander leur reste, préférant se replier dans leurs résidences secondaires ou chez des proches, dans des régions moins sensibles.
Sur toutes les lèvres, la même crainte : celle d’« une nouvelle dégradation sécuritaire », d’un « second round comme du temps de cette guerre civile » qui a éclaté quelques centaines de mètres plus loin, il y a 46 ans. Mais les discours diffèrent entre les partisans et les citoyens exaspérés par les appels à la mobilisation des chefs communautaires. Les versions du drame se distinguent alors, chaque partisan accusant ses adversaires politiques d’avoir tiré en premier, insulté en premier, caillassé en premier ou mobilisé ses hommes en premier. Forcément, « l’arsenal du Hezbollah » et le « caractère belliqueux » des partis chiites proches du régime syrien sont critiqués par les sympathisants FL ; tandis que « le jeu américano-israélien pour pousser les partis locaux à s’attaquer au Hezbollah » est dénoncé par les militants du tandem chiite.
Revenant sur le moment du drame, rue Laure Moghaïzel, Pierre s’insurge contre les militants chiites entrés dans sa ruelle, « hurlant leur appartenance communautaire, insultant les chrétiens, cassant voitures et vitres, lançant des pierres ». « Le sit-in pacifique était censé se tenir devant le Palais de justice. Que sont-ils alors venus faire chez nous ? » demande-t-il, tout en précisant que dans ce quartier chrétien, cohabitent pacifiquement des habitants de toutes confessions. Visiblement sympathisant FL, Pierre est certain que cette provocation est à l’origine des débordements qui ont suivi. « Lorsque des membres d’un parti si lourdement armé viennent nous envahir, il est normal que les jeunes gens du quartier (Aïn el-Remmané, traditionnellement pro-FL, NDLR) défendent les habitants », martèle-t-il. « C’est alors que les tirs ont fusé et qu’un mort est tombé à Sami el-Solh », observe-t-il, montrant les impacts de balles sur les murs des immeubles.
Nizar, par contre, qui se présente aussi comme un chrétien de Aïn el-Remmané, estime que tout cela ne se terminera qu’avec l’« assassinat » de Samir Geagea. À ses côtés au Royal Café, côté Chiyah, d’autres fumeurs de narguilé, tous sympathisants des milices chiites et issus de différentes communautés religieuses, tiennent également le chef des Forces libanaises pour responsable des débordements qui ont endeuillé la rue chiite ce funeste jeudi. « Ce qui s’est déroulé était orchestré. Ce n’est pas un acte isolé », assure Youssef, évoquant « des francs-tireurs du parti chrétien postés sur les toits des immeubles, qui ont ouvert le feu en premier sur des civils ». « Les victimes sont toutes chiites », avance-t-il en guise de preuve, alors que l’enquête sur les événements n’a toujours pas abouti. « C’était une miniguerre civile. Une guerre qui a permis à chacun des belligérants de transmettre son message. Et le pire, c’est que personne ne rendra de comptes », déplore Samir, un habitué sunnite.
Une population en souffrance
Face à ce repli communautaire qui a semé la mort, la population ne peut qu’exprimer sa souffrance. Une souffrance indicible pour la famille de Mariam Farhat Hamdar, mère de cinq enfants, tuée d’une balle au balcon de son appartement à Chiyah, alors qu’elle attendait le retour de ses enfants de l’école. « Que voulez-vous que je dise ? » réagit son fils, des sanglots dans la voix, peu avant les funérailles de la malheureuse.
Quelques mètres plus loin, c’est le découragement qui pèse sur une commerçante. Fait-elle bien de réparer ses baies vitrées dont il ne reste plus rien ? « Le pays est fichu ! Ils devraient avoir honte », gronde-t-elle, se demandant si elle aura la force de continuer, alors que « le peuple paie le prix fort et que les leaders politiques sont protégés ». « Je ferais peut-être mieux de leur laisser le pays et de rejoindre ma fille au Canada avec mes plus jeunes », dit-elle. Même dégoût de Zeina, gérante à Chiyah d’un salon d’esthétique épargné, qui se demande ce qui attend encore la population libanaise. « La classe politique nous a affamés, chrétiens et musulmans. Des gens ont été tués hier devant nos yeux. Et aujourd’hui, le travail est à l’arrêt total. Que nous réserve-t-elle encore? » demande-t-elle avec colère.
Sans aucun doute, de part et d’autre de l’ancienne rue de Saïda, les habitants craignent les débordements sécuritaires. Des questions fusent d’ailleurs sur la pertinence des mesures prises par les autorités pour éviter le pire. « Le tandem chiite avait annoncé au préalable sa volonté d’organiser sa marche de protestation. Pourquoi les forces de l’ordre et l’armée n’ont-elles pas mieux protégé les ruelles donnant accès à Aïn el-Remmané ? Cela aurait évité les affrontements et les morts inutiles », s’insurge Georges, commerçant de Aïn el-Remmané, dont le fils retenu à l’école « a eu la frayeur de sa vie ». La question interpelle également Rabih, employé dans le quartier, qui dénonce toute mobilisation communautaire. « Nous n’aspirons qu’à vivre décemment et en bonne entente avec nos voisins et compatriotes de Chiyah, affirme-t-il. Si la Vierge le veut, je m’y rendrai même très bientôt. »
commentaires (6)
Le tandem Chiite en a pris pour son grade. La prochaine fois qu'ils veulent manifester pacifiquement qu’ils le fassent sans armes et la ou cette manifestation a été planifié, nulle part ailleurs. Quand au peuple je puis vous assurer qu'il est très satisfait de la réaction desdits membres des FL qui ont débouté ces hordes de voyous hors de leur quartier comme je puis vous assurer que beaucoup d'entre eux regrettent le temps de la guerre car alors ils avaient encore leur dignité et vivaient libre.
Pierre Hadjigeorgiou
15 h 43, le 18 octobre 2021