Entretiens Entretien

Amitav Ghosh : « Mes livres sont des livres bengalis écrits en anglais. »

Amitav Ghosh : « Mes livres sont des livres bengalis écrits en anglais. »

D.R.

Bengali né à Calcutta en 1956, ancien professeur en Inde et aux États-Unis, Amitav Ghosh est l’un des plus grands écrivains indiens contemporains. Son œuvre est largement traduite en français, notamment Les Feux du Bengale (Seuil, 1990, prix Médicis étranger), ou Le Pays des marées (Robert Laffont, 2006), qui se situe dans les Sundarbans, le delta du Gange. Là même où commence La Déesse et le marchand, un grand roman voyageur, picaresque, foisonnant, farfelu, où il est aussi question des graves problèmes qui se posent à l’humanité : le réchauffement climatique, la montée des eaux et la destruction des écosystèmes fragiles, de la faune et de la flore, les migrations, les frontières, et l’immigration qui touche massivement l’Europe via ses portes du Sud : l’Italie, en particulier. Ghosh est également essayiste. De passage en France, l’écrivain, qui comprend parfaitement le français et le parle un peu (mais moins bien que l’italien), s’est prêté avec plaisir à nos questions.

Votre héros, Dinanath, passe son temps à bouger entre différents pays et continents. Comme vous ?

Un peu, et c’est notre seule ressemblance ! En fait, je suis installé à New York, dans le quartier de Brooklyn, où vit d’ailleurs une large communauté de Libanais ! Et, avant la pandémie, je passais pas mal de temps à Goa, dans un village, Aldona, au milieu des rizières, où j’ai acheté une maison il y a quinze ans. C’est très beau, très apaisant. J’espère pouvoir y retourner en novembre.

Vous êtes hindou, mais votre famille vient d’un pays musulman ?

Chez nous, au Bengale, la partition en 1947 après l’indépendance de l’Inde n’a pas été aussi tranchée que dans le Nord, au Penjab par exemple. Aujourd’hui, dans le Bengale indien, il y a environ 40% de musulmans, et au Bangladesh, environ 15% d’hindous. Le pays a été divisé, pas le peuple. Nous sommes un même peuple et parlons la même langue, le bangla. Il y a toujours eu une rivalité culturelle entre Dacca et Calcutta. Aujourd’hui, c’est à Dacca, où il y a une prestigieuse université, que s’effectuent les meilleures recherches en bangla médiéval. Le Bangladesh, qui était ces dernières décades l’un des pays les plus pauvres du monde, a maintenant un revenu par habitant et une espérance de vie supérieurs à l’Inde. Ça, les autorités indiennes ne le disent pas !

Parlez-nous un peu de vos chers Sundarbans.

C’est vrai qu’à part moi, on n’en parle pas beaucoup dans la littérature. On appelle ainsi le delta du Gange, quand il effectue sa jonction avec le Brahmapoutre et va se jeter dans le golfe du Bengale. C’est un vaste paysage de mangrove et de boue de 140 000 hectares, classé par l’Unesco au patrimoine en tant que « site naturel remarquable ». Les Sundarbans sont à cheval entre l’Inde et le Bangladesh. La frontière passe au milieu du fleuve. Côté indien, on a construit une clôture avec des barbelés, comme dans un camp de concentration, pour empêcher les gens de passer, notamment les malheureux réfugiés rohingyas, chassés du Myanmar (ex-Birmanie). Mais les gens circulent quand même, dans les deux sens. Les policiers, soldats et douaniers qui surveillent, tous mal payés, sont corrompus.

Quel est l’état écologique des Sundarbans ?

C’est un écosystème unique et théoriquement très protégé. Sauf que, côté Bangladesh, le gouvernement a construit une centrale électrique qui marche au charbon. Un vrai désastre écologique : les barges transportant le combustible sombrent dans la boue et polluent la mangrove.

Et les fameux dauphins roses de l’Irrawaddy qui étaient les vrais héros du Pays des marées ?

Il y en a deux espèces, comme vous savez. Les dauphins d’eau douce, et ceux d’eau salée. Or, comme l’eau salée remonte dans l’estuaire, les dauphins de mer suivent et l’habitat des dauphins d’eau douce se rétrécit.

Y a-t-il des dauphins dans la mythologie hindoue, d’où provient le mythe de La Déesse et le marchand, point de départ de votre roman et de la quête de Dinanath, qui le conduit de New York à Calcutta et jusqu’à Venise ?

Non, pas de dauphins dans notre zoo mythologique. Quant à l’histoire de La Déesse et le marchand, c’est un mythe originel de l’est de l’Inde (Bengale, Assam), très connu chez nous. Il appartient à notre héritage commun, et a fait l’objet de nombreux films, réalisés surtout au Bangladesh, par des musulmans ! Le mythe écrit remonte aux XVe-XVIe siècles, quand nos côtes étaient fréquentées par des pirates portugais.

Comment Venise arrive-t-elle dans ce vaste roman ?

C’est là, lors de mon séjour en 2013, que le livre a commencé. J’y ai découvert par hasard l’existence d’une communauté bengalie venue du Bangladesh, et plus précisément de deux districts, Madaripur et Shariatpur, d’où est originaire ma propre famille maternelle ! Descendants des fameux lascars, la main d’œuvre des bateaux, ils sont arrivés il y a une trentaine d’années pour travailler sur les chantiers navals de Mestre-Marghera, dans la banlieue de Venise, où ils vivent un peu comme dans un ghetto. Mais la nouvelle génération est complètement intégrée, italienne. Comme les Sikhs qui fabriquent le parmesan à Parme. N’oublions pas que Venise possède une riche tradition cosmopolite : juifs, esclaves, Noirs… Et n’oublions pas Othello.

Y avez-vous retrouvé des cousins ?

Non, en revanche j’ai un de mes cousins qui a fait ses études en Autriche, épousé une réfugiée roumaine qui était en fait une comtesse austro-hongroise de Transsylvanie (la région de Dracula), à qui on a rendu son palais. J’y suis allé ! Maintenant leur fils Gregor, fier de ses racines indiennes, retourne dans notre village au Bangladesh et restaure la maison de notre famille maternelle. Joli métissage !

Un peu partout en Inde, mais en particulier chez les Bengalis, et dans votre livre, la cuisine occupe une place fondamentale.

Oui, nous sommes gourmets et gourmands. Moi-même, je cuisine. Notre cuisine est bâtie autour du poisson de rivière, et notre plat national est le hilsa, une sorte d’alose, difficile à préparer, plein d’arêtes, mais unique au monde !

Dans votre écriture, en anglais, vous faites un recours important au bangla, votre langue nationale.

Un de mes amis, l’écrivain Sunil Gangopadhaya, a dit : « Ses livres sont des livres bengalis écrits en anglais. » Il a raison. J’ai grandi en dehors du Bengale et au Bengale, mais mes parents ont insisté pour que je parle et que j’écrive dans notre langue. Comme elle est très difficile, je n’étais pas enchanté. Maintenant, je les en remercie, le bangla est un trésor. C’est une ressource pour moi, même si je ne peux pas écrire tout un livre en bangla. Aujourd’hui, les jeunes écrivains indiens sont de plus en plus monolingues (anglais). Je le déplore, c’est un appauvrissement culturel.

Vous qui traitez des métissages, votre roman s’achève sur l’arrivée d’un jeune Bengali en Sicile, au terme de pérégrinations rocambolesques et dramatiques : un symbole ?

Sans doute. Au fond, Tipu, qui rejoindra ses frères à Venise, est la figure centrale du livre.

La Déesse et le marchand d’Amitav Ghosh, traduit de l’anglais (Inde) par Myriam Bellehigue, Actes Sud, 2021, 310 p.

Bengali né à Calcutta en 1956, ancien professeur en Inde et aux États-Unis, Amitav Ghosh est l’un des plus grands écrivains indiens contemporains. Son œuvre est largement traduite en français, notamment Les Feux du Bengale (Seuil, 1990, prix Médicis étranger), ou Le Pays des marées (Robert Laffont, 2006), qui se situe dans les Sundarbans, le delta du Gange. Là même où commence La...

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