Critiques littéraires Roman

Hyam Yared réinvente l’intime au milieu du désastre

Hyam Yared réinvente l’intime au milieu du désastre

© Anna Serrano

Implosions de Hyam Yared, éditions des Équateurs, 2021, 272 p.

Un couple et un pays qui explosent en même temps, voilà le sujet dont Hyam Yared s’empare pour son sixième roman qui vient de paraître. Elle le fait avec une énergie remarquable, conférant à son récit un rythme battant qui ne faiblit pas, un souffle jubilatoire.

Le 4 août 2020 de sinistre mémoire, la narratrice est chez sa psychothérapeute avec son mari. Ensemble, ils ont décidé d’entreprendre de sauver leur couple qui, après un temps d’amour brûlant, connaît une traversée du désert à laquelle ils ne se résignent pas. Lui se plaint de son pessimisme qui a tué entre eux l’érotisme, de ses humeurs qui changent aussi vite que défilent les secondes, de son désir de quitter le pays qui resurgit à tout propos car tout déteint sur son humeur : la situation politique, la parution d’un livre, la dévaluation de la monnaie locale, les couches tectoniques de l’Histoire, le survol de l’espace aérien par des drones, des avions ou des moustiques. Elle, on ne sait pas trop ce qu’elle lui reproche, à part l’usure habituelle du désir, la difficulté de chaque jour dans un pays qui rend fou et d’où il ne veut pas partir, car il est « un cèdre de souche, enraciné jusqu’au noyau d’une terre qu’il aime comme on continue d’aduler une femme vieillie, décatie, ridée, empâtée ». Peut-être s’en veut-elle surtout d’avoir cédé à l’envie illusoire de réparation : elle l’a épousé pour réparer le sentiment d’échec propre aux divorces, elle a déployé tant d’énergie à « sortir d’une boîte pour ensuite entrer dans une autre », elle a refait deux filles pour satisfaire son désir de paternité alors qu’elle en avait déjà trois, nées vingt ans plus tôt…

Lorsque l’explosion dévastatrice survient, il est dix-huit heures sept, ils se retrouvent à quatre pattes sous le bureau de la thérapeute, et le récit s’emballe. Yared y mêle avec brio les déflagrations de la ville et de la vie intime, elle met en scène les déchirements insolubles entre partir et rester, résister et se résigner. Deux autres fils narratifs s’entremêlent aux confrontations du couple. Le premier, qui apporte au roman une poésie délicate et lumineuse, est lié aux personnages des deux petites filles du couple. Avec leurs questionnements sans concession, l’usage délicieux qu’elles font des mots, leur façon d’être « hors sujet » mais en plein dans le mille, elles incarnent « cette enfance qui nous implore de ne pas tuer le rêve », ce merveilleux pouvoir de l’imaginaire. L’autre fil est celui de la réflexion sur l’écriture, engagée dès l’exergue avec la citation empruntée à Bukowski : « Tout ce qui a été écrit dans le passé ne vaut rien ; ce qui compte… c’est seulement la phrase d’après. Et quand tu n’arrives pas à la pondre la phrase d’après, ça ne veut pas dire que tu es vieux, ça veut dire que tu es mort. » La narratrice, double romanesque de l’auteure, fait face au tarissement de l’écriture, à sa peur panique de voir la source s’assécher. Son mari affirme d’ailleurs qu’elle n’est fréquentable que lorsqu’elle écrit, invivable autrement. Avec l’ami Bernard W. tombé amoureux du Liban il y a quarante ans, elle échange sur ce que peut l’écriture au milieu du désastre, sur la résignation qui tue le langage. Et sur le risque suprême qui est, non de se perdre dans sa passion, mais de perdre sa passion, comme le disait « un certain Augustin que d’aucuns nomment Saint Augustin ».

Le style de Hyam Yared avec sa façon si singulière de mêler l’humour et le drame, la colère et l’impudeur, la poésie et le réalisme cru, trouve ici son expression la plus aboutie. Son roman d’une temporalité resserrée – il se déroule sur cinq jours, du 4 au 8 août – parvient à restituer d’une façon saisissante le délitement d’un pays jusqu’à l’acmé de son implosion, et la façon dont les destinées individuelles ne peuvent échapper au rouleau compresseur de l’incurie et de la dévastation. Il se termine néanmoins sur une note lumineuse car on ne peut s’empêcher de croire « qu’il est possible aux cœurs de battre ensemble », même face au spectacle d’une patrie à genoux.


Implosions de Hyam Yared, éditions des Équateurs, 2021, 272 p.Un couple et un pays qui explosent en même temps, voilà le sujet dont Hyam Yared s’empare pour son sixième roman qui vient de paraître. Elle le fait avec une énergie remarquable, conférant à son récit un rythme battant qui ne faiblit pas, un souffle jubilatoire.Le 4 août 2020 de sinistre mémoire, la narratrice est chez sa...

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