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Moyen-Orient - Entretien

Immobilier, investissements, développement : quand la Palestine est devenue « bankable »

Kareem Rabie, chercheur et professeur d’anthropologie à l’Université de l’Illinois, répond aux questions de « L’Orient-Le Jour ».

Immobilier, investissements, développement : quand la Palestine est devenue « bankable »

À quelques dizaines de kilomètres au nord de Ramallah, le chantier de Rawabi est lancé en 2011 à l’initiative du milliardaire américano-palestinien Bachar el-Masri. Il s’agit jusqu’à aujourd’hui du plus gros investissement privé de Cisjordanie. Photo AFP

Elle fascine et révulse en même temps. Pour les uns, la ville de « Rawabi » (colline) est le visage de la collaboration des dirigeants palestiniens avec l’occupant israélien. Pour les autres, elle est une promesse. Celle d’une nation réinventée, une « Silicon Valley » à la palestinienne qui promet de donner le coup d’envoi d’une Palestine prospère, moderne et ultrasécurisée, à la pointe de la technologie. Le chantier est lancé en 2011, à quelques dizaines de kilomètres au nord de Ramallah. Avec 1,4 milliard de dollars injectés – par une société qatarie et le milliardaire américano-palestinien Bachar el-Masri – Rawabi est le plus large investissement privé et le premier projet de ville planifiée dans les territoires. De loin, les 63 hectares de logements alignés, de commerces et de routes goudronnées ressemblent à n’importe quelle colonie juive de Cisjordanie. C’est précisément cela qui vaut au projet, toujours en construction, les critiques les plus acerbes: on lui reproche de normaliser l’occupation, d’accepter la dépendance à l’État hébreu ou encore d’être une pâle imitation des procédés israéliens en contribuant à briser le lien des Palestiniens à leurs terres. Pour rassembler la surface nécessaire, plusieurs terrains agricoles avoisinants ont été confisqués à leurs propriétaires en échange d’une mise symbolique. Les travaux doivent s’achever entre 2025 et 2028, selon les estimations – date à laquelle la ville comptera 8 000 appartements capables d’accueillir 40 000 personnes. À l’occasion de la publication d’une nouvelle ethnographie sur le sujet (Palestine is Throwing a Party and the Whole World is Invited: Capital and State Building in the West Bank, Kareem Rabie, Duke University Press, mai 2021), L’Orient-Le Jour revient sur cette drôle d’utopie visant à créer un laboratoire pour la classe moyenne palestinienne, et sur les changements qui l’ont accompagnée. Entretien avec Kareem Rabie, chercheur et professeur d’anthropologie à l’Université de l’Illinois (Chicago).

Pourquoi s’intéresser à Rawabi en tant qu’objet de recherche ?

Quand j’ai commencé à faire mes recherches en Palestine, j’étais particulièrement intéressé par certains changements de pratique qui ne correspondaient pas forcément à ce que nous sommes habitués à voir. Comme beaucoup de chercheurs de ma génération, nous avions beaucoup entendu parler du mur de séparation, de la fragmentation du territoire palestinien… Je voulais regarder les changements politiques et économiques à plus grande échelle. Je me suis intéressé à ces autres phénomènes, ces processus de stabilisation économique et politique, qui avaient lieu en parallèle. Lorsque j’ai commencé mes recherches, dans les années 2009-2010, Rawabi a émergé. Le projet a commencé à percer l’imaginaire collectif grâce notamment aux publicités, et il m’a semblé aborder beaucoup des éléments qui m’intéressaient: le changement de gouvernance idéologique, la privatisation, les projets de développement à grande échelle, la réforme de la loi foncière…

Vous suggérez que Rawabi est le symptôme d’une idéologie en pleine mutation. Focalisée hier autour du combat politique, l’élite palestinienne serait aujourd’hui tournée vers le développement économique de la Cisjordanie.

Je ne sais pas si j’utiliserais le mot « symptôme », disons que c’est un exemple et un lieu où l’on peut observer les transformations à l’œuvre. Mais je pense en effet qu’il y a eu un changement dans la manière dont les promoteurs immobiliers conçoivent la politique nationale. J’ai voulu décrire ces changements et montrer comment ils permettent de repenser la politique nationale à travers le prisme du développement privé. Je mentionne par exemple une conférence pour l’investissement en Palestine à laquelle je me suis rendu. Les discussions entre les représentants du secteur privé et du monde du développement reflétaient la manière dont ils utilisent leur position au sein d’une certaine bourgeoisie nationaliste afin de faire de la politique.

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Quels sont ces changements que vous mentionnez ?

Pendant longtemps, les banques palestiniennes ne pouvaient pas proposer d’emprunts immobiliers à long terme, parce que les terrains ne pouvaient pas être utilisés comme garantie foncière. Lorsque des promoteurs ont entrepris de construire sur de larges parcelles de terrain, l’Autorité palestinienne (AP) est intervenue via un procédé appelé « istimlak » (acquisition publique des terres), afin de restructurer les titres de propriété sur l’ensemble des terrains. Auparavant, il y avait des réclamations rivales sur certaines parcelles, les frontières étaient indéterminées… Pour la première fois, grâce à l’assistance de l’AP, les titres de propriétés sont devenus clairs sur de larges portions de terrain. Le crédit hypothécaire est subitement devenu possible.

D’où viennent ces changements ? Sont-ils le fruit de l’environnement éducatif des élites, le produit de l’ère post-Oslo, ou bien le résultat d’évolutions voulues par Israël ?

On peut répondre de manières différentes en fonction des personnes concernées. Mais je voudrais commencer par une clarification: ces changements ne sont pas absolus. Il y a beaucoup de tensions au sein même des processus en cours, des revendications paradoxales, des contre-revendications, des pratiques divergentes et des idéologies contradictoires… Je ne veux pas donner l’impression que du jour au lendemain la lutte palestinienne est devenue exclusivement une affaire de privatisation même si, malgré tout, il y a un mouvement important en ce sens. La lutte nationale n’a donc pas complètement disparu, et l’une des choses à garder en tête lorsque l’on parle de privatisation et de logements est qu’ils représentent aussi une promesse, un lieu où espérer, où cultiver certaines aspirations… Je vais vous donner un exemple. L’une des personnes que je cite est un acheteur potentiel. Lors de notre entretien, il me disait être fatigué de vivre à Ramallah, de l’incertitude, du manque d’accès aux services publics. Il a été séduit par l’idée d’un prêt financier, d’une obligation au long terme, qui a été pour lui une manière de se projeter dans le futur. C’était d’autant plus surprenant que nous étions en 2009-2010, juste après une crise économique mondiale déclenchée par la faillite de ce type d’instruments financiers. En parlant avec lui et d’autres personnes, il est devenu de plus en plus clair que certains Palestiniens étaient à la recherche d’une forme de stabilité et de sécurité que la situation ne leur permettait pas. Les promoteurs et l’AP leur ont alors offert une promesse, un nouvel imaginaire, mais aussi des mécanismes et des lieux concrets pour y accéder… En ce sens, je ne pense pas que ces changements aient été imposés de l’extérieur. Je pense au contraire qu’il s’agit d’un projet de classe issu de la société palestinienne. Mais les appétences individuelles ne sont pas les mêmes que les aspirations collectives, et c’est là où je diffère de la vision capitaliste. Je ne pense pas que les obligations financières et les emprunts immobiliers ouvrent la voie à une libération nationale collective. La privatisation en Cisjordanie est un projet de classe se jouant à l’échelle de l’État, mais qui trahit in fine un phénomène d’individuation.

Avec des milliers de logements vacants, le taux d’occupation de Rawabi n’a jamais atteint les objectifs espérés. Dès le départ, le projet a été vu par certains comme une utopie urbaine, une entreprise chimérique qui comportait les germes de son propre échec. Comment en est-on arrivé là ?

Je ne pense pas que le projet soit un échec. Je pense que l’objectif était bien plus large que le projet en lui-même: à travers un ensemble de réformes, il s’agissait d’opérer une refonte du système de financement grâce à l’intervention du gouvernement. En ce sens, le projet a été une réussite. La manière dont les ministères de l’AP conçoivent leur rôle, par exemple dans le secteur privé ou en matière de planification, a évolué. Il s’agit d’un changement structurel, que certains appellent la « néolibéralisation » de la Palestine, qui consiste à créer une forme de stabilité (du marché et de la politique) subordonnée à Israël.

Quel a été le rôle d’Israël dans tout cela ?

Israël a soutenu ce genre de projets, qui représentaient une manière de stabiliser la Cisjordanie aux dépens d’autres endroits. Cela a été particulièrement perceptible en mai dernier: les possibilités de vivre plus sûrement et plus confortablement dans certaines zones de Cisjordanie sont la partie émergée de l’iceberg, l’envers du décor. Le pendant, ce sont les formes de violences qui s’exercent ailleurs en Cisjordanie, à Gaza ou à Jérusalem. La stabilité relative qui est possible à Ramallah et aux alentours est complètement liée à ce qu’il se passe à Cheikh Jarrah. Il y a une distribution géographique de la violence ainsi qu’une tension permanente entre la volonté d’éradiquer la présence palestinienne de certains endroits, et de forcer leur implantation ailleurs. Les gouvernements se sont traditionnellement emparés de l’idée de stabilisation. C’est une vieille idée très présente historiquement dans l’idéologie du développement: la propriété foncière permet de promouvoir la stabilisation et la pacification. Dans ce contexte, les Israéliens ont eu un rôle, dans les marges, afin de créer un environnement favorable. Il est par exemple très difficile pour un entrepreneur en Cisjordanie d’obtenir un permis de construire, d’importer du matériel, d’installer l’eau courante, ou de construire des routes, sans la coopération des Israéliens. Promoteurs et Israéliens sont donc constamment en négociation, et c’est là où l’AP intervient, afin de faciliter les contacts, de représenter les intérêts du privé ou d’orienter l’action du gouvernement de manière à encourager ce genre de projets.

Elle fascine et révulse en même temps. Pour les uns, la ville de « Rawabi » (colline) est le visage de la collaboration des dirigeants palestiniens avec l’occupant israélien. Pour les autres, elle est une promesse. Celle d’une nation réinventée, une « Silicon Valley » à la palestinienne qui promet de donner le coup d’envoi d’une Palestine prospère, moderne...

commentaires (2)

Aussi bons dans la construction que dans la destruction des autres pays, bravo !

Shou fi

12 h 51, le 06 octobre 2021

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Commentaires (2)

  • Aussi bons dans la construction que dans la destruction des autres pays, bravo !

    Shou fi

    12 h 51, le 06 octobre 2021

  • Exellent article Stephanie que je lis ce matin de Bruxelles !! Bravo !! Très bonne analyse juste et objective . Je découvre grâce à vous encore un nouveau jeune brillant chercheur palestinien !!! Je me précipite pour commander son livre . Continuez l OlJ nous est vital nous qui habitons ailleurs qu au Liban ???

    Chahid Leila

    09 h 49, le 06 octobre 2021

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