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Nos Lecteurs ont la Parole

La fin du système confessionnel

Comment retrouver l’espoir pour le Liban ? Ces dernières années m’ont appris que cette région ne s’améliorera que lorsque nous y trouverons le courage de ranger nos religions dans leurs temples. Et cela parce qu’en Orient, nous sommes tous à la fois victimes consentantes et coupables de ce grand mal qu’on appelle le confessionnalisme : nous avons épousé nos religions depuis des siècles, comme on s’entiche d’équipes de football. Chaque confession a donné à ses membres quelques valeurs morales bien sûr (vite oubliées pour beaucoup), mais surtout des motifs de fierté, des sentiments d’identité, des sources d’inspiration ou des allégeances à des puissances étrangères. Ce faisant, elles ont systématiquement empêché une cohésion sociale et toute naissance d’un véritable sentiment national.

Les origines de ce mal proviennent paradoxalement de la relative tolérance de l’islam envers les minorités religieuses monothéistes au Moyen Âge, et notamment sous le règne omeyyade (ce qui contrastait avec l’intolérance religieuse en Occident). Mais cette tolérance ne signifiait pas intégration. Elle encourageait la juxtaposition pacifique des communautés sans aucun souci de les mélanger ou les dépasser tant il était impensable que la chose publique soit dissociée de la religion dominante. Il y avait donc la religion d’État (généralement l’islam sunnite) et les religions minoritaires dont les adeptes pouvaient vivre en paix et prospérer, mais avec un statut de citoyens de seconde catégorie, peu ou pas de poids politique, un impôt en plus mais aussi l’avantage de ne pas voir leurs fils enrôlés dans l’armée de l’empire et de vivre comme bon leur semblait. Cette situation avait permis le maintien et même le développement sans interruption de minorités dans le monde musulman, voire l’arrivée en Orient de minorités persécutées en Europe, comme les juifs d’Espagne. Ces minorités se sont accommodées d’un État qui n’était pas vraiment le leur mais elles ont aussi constamment essayé de le remplacer. Ce système a donc enfanté involontairement d’un fléau, la création de communautés confessionnelles qui jouent le rôle de mini-États dans l’État. On naît en Orient d’abord dans une communauté, ensuite dans une ville ou un pays. Et si la solidarité intra-communautaire était salvatrice en temps de misère, famines ou persécutions, elle est vite devenue toxique en empêchant le développement d’États modernes et unis.

Avec les crispations identitaires qui ont secoué le monde depuis la fin du XXe siècle, cette maladie chronique s’est aggravée et a plongé le Levant dans les ténèbres. Déjà les créations d’États basés sur les religions en Israël, en Iran et, avant cela, en Arabie avaient rendu la région plus intolérante, voire explosive. Le pays le plus fragile, le Liban avec ses dix-huit confessions, implosait en 1975 avec des chrétiens convaincus qu’on cherchait à les chasser de leur pays et des musulmans persuadés que leur État n’était qu’un dominion de l’Ouest qui les spoliait et les trahissait. Puis ce fut le tour de l’Irak où l’intervention américaine réveilla les pires démons confessionnels, et cette fois entre sunnites et chiites. Et enfin, bien sûr, la Syrie avec sa guerre sanglante entre pouvoir alaouite et opposition sunnite. En Orient aujourd’hui, chrétiens, juifs, sunnites, chiites, druzes, alaouites, yazidis ou autres se sont retrouvés dans un tourbillon de tensions et de violence sans précédent depuis des siècles. Le résultat en est une région exsangue, dévastée par les guerres, avec à peine quelques fragiles oasis de développement encerclées par des étendues immenses de misère et de chaos. Le Liban est le parfait exemple du pays sacrifié sur l’autel des divisions communautaires. Incapable de se gouverner, il agonise.

Encore aujourd’hui, les peurs et théories de complot d’origine confessionnelle y restent virulentes. En arrivant à Beyrouth cet été, mon chauffeur de taxi, pourtant bien sympathique, m’en fournit une énième preuve. Je lui parlais des dégâts innombrables causés par la double explosion du 4 août et de la menace pesant sur le patrimoine architectural de la capitale. Il me répondit de but en blanc : « Il paraît qu’ils cherchent même à islamiser nos quartiers. » Interloqué, je lui rétorquai un peu sèchement que ces bruits n’étaient sûrement pas fondés, que l’immeuble que nous avons aidé à restaurer n’a été justement secouru que par des ONG tenues par des concitoyens de confession musulmane et qui ont tout fait pour que les propriétaires (chrétiens) reviennent chez eux. Et que les promoteurs détruisant les immeubles anciens pour les remplacer par d’hideux gratte-ciel étaient en réalité de toutes les confessions.

Nous avons donc vraiment besoin d’une nouvelle laïcité en Orient, et notamment au Liban. Pas la laïcité des dictateurs arabes qui l’avaient transformée en outil d’oppression contre leurs peuples, ni celle des vieux partis libanais prétendument progressistes qui, sous couvert de laïcité, cherchaient à accaparer le pouvoir, changer le destin du pays et en faire un dominion de l’Égypte ou de l’OLP ou empêcher les minorités de s’autodéterminer. Nous voulons une laïcité moderne et sur-mesure qui remette en cause la façon de vivre sclérosée qui sévit en Orient depuis trop longtemps. Cette omniprésence du religieux dans la sphère publique et dans les débats, cette utilisation maléfique de l’islam pour mobiliser les foules sur des sujets non religieux et le terrible recroquevillement des minorités sur elles-mêmes, source de peurs, d’agressivité, de racisme ou d’exil.

La responsabilité pesant sur les épaules de nos nouveaux partis issus de la révolution d’octobre 2019 est par conséquent gigantesque. Il leur faudra convaincre les foules que les muftis et les imams doivent se concentrer sur les valeurs morales et cesser de se mêler de politique, il leur faudra également affirmer que ce n’est pas à un patriarche ni à un archevêque de déterminer le destin d’une nation, il leur faudra imposer des choses aussi taboues qu’un droit civil laïc où les gens peuvent se marier et divorcer, naître, mourir et hériter sans interventions obligatoires des religieux. Imposer par exemple qu’une femme sunnite hérite exactement de la même manière qu’une femme chiite, ou chrétienne, ou même athée (mot imprononçable en Orient !). Q’une Libanaise puisse donner sa nationalité à ses enfants, même si leur père est étranger. Puis se tourner vers tous les chantiers qui comptent : les infrastructures, l’environnement, l’éducation... Arrêter cette obsession des armes et la fascination malsaine pour les martyrs.

Ne vous méprenez pas. Ceci n’est pas un appel contre les religions. C’est plutôt un appel pour que les religions jouent en Orient le rôle qui leur est vraiment demandé. Prôner des valeurs morales, condamner la violence, encourager la tolérance et la solidarité, pousser les efforts d’alphabétisation, et j’en passe. Les communautés musulmanes ont un devoir important dans l’instauration de cette nouvelle laïcité. Promouvoir la paix, revenir vers la beauté pure des textes et à l’islam éclairé, intellectuel, tolérant et charitable, le seul qui ait jamais vraiment fonctionné et prospéré. Accepter que la religion au XXIe siècle doive relever d’un choix personnel et non pas d’un diktat. Pour les chrétiens, il s’agit de ranger leurs phobies et accepter pleinement leur ancrage en Orient. Arrêter de penser qu’il y a un complot pour les déraciner. Il s’agit en fin de compte d’apprendre à aimer ses concitoyens dans leurs différences ; c’est aussi cela aimer son pays.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Comment retrouver l’espoir pour le Liban ? Ces dernières années m’ont appris que cette région ne s’améliorera que lorsque nous y trouverons le courage de ranger nos religions dans leurs temples. Et cela parce qu’en Orient, nous sommes tous à la fois victimes consentantes et coupables de ce grand mal qu’on appelle le confessionnalisme : nous avons épousé nos religions depuis...

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