Critiques littéraires Essai

Zahida Darwiche Jabbour, miroir de notre poésie et de notre littérature

Zahida Darwiche Jabbour, miroir de notre poésie et de notre littérature

D.R.

Lumière sur la littérature, la pensée et la culture de Zahida Darwiche Jabbour, publications culturelles d’Al-Fayha Saba Zreik, 2021.

Il faut saluer la belle initiative de Zahida Darwiche Jabbour qui a colligé d’un nombre important de ses travaux : interventions dans des colloques, conférences, articles, consacrés à la littérature et à la culture dans le monde arabe. Un volume inédit, pour une figure de spécialiste atypique qui a abordé à la fois la littérature, la culture, la philosophie, l’éducation, la sociologie des médias. Professeure et chercheuse de littérature arabe et française à l’Université libanaise, Zahida Darwiche occupe pour plusieurs années le poste de secrétaire générale de la Commission nationale libanaise pour l’éducation, la science et la culture à l’Unesco.

Son dernier ouvrage, intitulé Lumière sur la littérature, la pensée et la culture, est l’articulation d’un espace pluriel qui l’emporte sur l’élaboration singulière d’une seule trajectoire. Le recours au mot lumière dans le titre, n’est-ce pas ce que tentait l’auteure de produire une étincelle agissante en croisant poésie et prose aux potentiels divers.

« Ce livre est le fruit d’une expérience qui s’est étendue sur trois décennies où je suivais les orientations de la pensée qui ont touché les domaines de la littérature et de la culture », écrit-elle dans la préface. La belle couverture de ce livre publié hors commerce est ornée du dessin prémédité du calligraphe irakien Wissam Chaoukat, autour de cette idée : « Si vous vous absentez de ma vue, vous ne vous absentez pas de mon cœur. » Les mots calligraphiés traduisent par leur jeu de signes et de formes le désir d’aimer, un admirable sujet.

Zahida Darwiche Jabbour nous fait entrer dans sa démarche multiple et met l’accent sur l’élaboration de la question plutôt que sur la réponse qui restera sous-jacente à sa pensée, à ses interventions éparpillées entre Orient et Occident qu’elle prend la peine de rassembler pour le bonheur du lecteur. Les articles sont groupés en quatre axes, afin de mieux ouvrir des chemins de pensée. Ils ont pour objet les figures titulaires des poètes de la modernité : Nizar Kabbani invente dans son expérience poétique un langage nouveau proche de la langue parlée, et vénère la femme avec la conviction que le destin maudit des Arabes résulte de son oppression. Ounsi el-Hage, le poète de l’amour et des contradictions, crée un esprit de choc dans la poésie arabe à la manière de Rimbaud. Adonis, dont le pseudonyme traduit le renouveau cyclique du dieu phénicien, est un observateur attentif du monde. Passionné de liberté et de laïcité, il est considéré comme le pionnier de la poésie arabe en prose. De la génération suivante, Henri Zoghaib est ancré dans le lyrisme oriental, sa poésie est riche en tableaux où les espaces blancs constituent un langage parallèle. Issa Makhlouf est attiré par la modernité poétique et la transparence dans le domaine du sophisme oriental. Akl Awit mélange prose et poésie épique, tissant l’espoir qui gagne à la fin sur la souffrance.

Au dire de Zahida Darwiche, la poésie traditionnelle exprime des états d’âme embellissant le réel dans une langue élégante qui se plie à la versification touchant à la fois le cœur et l’oreille. Alors qu’avec la poésie moderne, la langue contribue à construire des choses nouvelles. Le recueil Lan d’Ounsi el-Hage est la révélation précoce du premier manifeste du poème arabe en prose. « Le poète n’est plus uniquement un être sensible, mais un visionnaire. » Cette palette nuancée de poètes comprend aussi des noms moins illustres d’une page à l’autre.

Force est de constater que les prosateurs sont aussi à l’honneur, dont le nobélisé Naguib Mahfouz qui décrit les bouleversements sociaux en Égypte dans une veine réaliste, mais aussi tous les romanciers et romancières francophones de la première moitié du XXe siècle. Ce mouvement de la Renaissance arabe s’achève à la révolution de 1952, mettant fin à cet « Eldorado » qui aurait pu changer la face du monde.

Au Liban, parmi les romanciers et romancières arabophones, Émilie Nasrallah brouille les frontières entre le passé et le présent, le rêve et le réel. Jabbour Douaihy mise sur l’espace qui devient personnage ; c’est l’espace du village libanais et le temps brisé loin de toute chronologie, tous deux trempés à la source du pays. Alawiya Sobh ne fixe aucune limite dans son langage, charriant sa révolte contre les mœurs périmées et la condition subalterne de la femme qu’elle aborde dès son premier roman, Maryam al-Hakaya. May Menassa se distingue par une littérature engagée qu’elle exprime dans un style poétique.

Un jeu de miroirs s’établit avec la poésie et la prose francophones. Salah Stétié, figure incontournable de la poésie contemporaine, voit dans le dialogue des cultures un rempart à la violence et une condition primordiale de la construction de la paix parmi les peuples. Andrée Chedid ne s’est jamais tenue à l’écart des souffrances et des convulsions du Moyen-Orient, en particulier celles de son pays d’origine, le Liban en guerre ; ses romans, dont L’Enfant multiple, en témoignent. Vénus Khoury-Ghata engage sa plume pour décrire la violence qui ravage son pays et dessine en filigrane dans ses écrits une nostalgie de son enfance passée au Liban-Nord. Amin Maalouf, une fois sommé à quitter le Liban, reste plongé dans l’histoire du monde arabe et du Liban. Ce point de vue est visible dans Léon l’Africain, Le Rocher de Tanios et Les Échelles du levant. Zahida Darwiche s’arrête sur la poésie féminine francophone avec Andrée Chedid et Nadia Tuéni dont les mots aident à vivre. Ces francophones ont le mérite de faire connaître notre littérature à l’Occident. Nadia Tuéni s’explique à ce sujet dans le tome « Prose » de son œuvre complète : « À l’égal de l’arabe, le français nous est langue “naturelle” ; l’adopter librement, choix lucide s’entend, ne veut nullement dire rejeter notre identité libanaise, moyen-orientale et arabe, mais bien au contraire, la consacrer, la magnifier, la rendre plus agissante, en lui offrant vers d’autres mondes, vers tous ceux que lie l’amour des mêmes mots, le moyen de se faire connaître, de prendre et de donner, but profond de toute culture. »

Zahida Darwiche Jabbour considère le français aux équations multiples comme le meilleur secours contre l’hégémonie de la mondialisation et de la culture unique. On ne peut pas oublier qu’une culture qui rabote les singularités est une dictature, et le rejet de l’autre est l’indice de cette dictature. L’auteure loue la culture et la langue françaises porteuses de tolérance et d’altérité. Elle ne pense plus en termes de contraires l’arabité et la francité, elle montre des familles d’esprit, des tendances, des pratiques diverses. Elle introduit avec sensibilité d’autres éléments de sa pensée sur les médias, sans négliger aucun aspect de celles-ci au demeurant complexe.

Zahida Darwiche nous donne l’envie de partir avec elle sur les pages de son livre. Elle sait analyser, décrire et émouvoir. On en sort en ayant le désir de savourer davantage.


Lumière sur la littérature, la pensée et la culture de Zahida Darwiche Jabbour, publications culturelles d’Al-Fayha Saba Zreik, 2021.Il faut saluer la belle initiative de Zahida Darwiche Jabbour qui a colligé d’un nombre important de ses travaux : interventions dans des colloques, conférences, articles, consacrés à la littérature et à la culture dans le monde arabe. Un...

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