J’ai déjà vécu en dehors de mon pays. Mais les circonstances étaient différentes. J’avais pour objectifs de vivre de nouvelles expériences, de connaître d’autres pays, avec la possibilité de revenir chez moi dès que la nostalgie me la commanderait. J’étais alors une expatriée provisoire, avec espoir de retour. Et je suis effectivement revenue au pays pour donner une éducation « à la libanaise » à mes enfants.
Dix ans plus tard, je suis redevenue une expatriée, mais cette fois-ci sans espoir de retour, et cette fois, afin que mes enfants échappent au désastre qui accable notre pays.
J’ai pris ma décision au début de l’année. En quelques jours tout était bouclé, et nous voilà dans l’avion pour Chypre avec mes trois enfants. Pour eux, j’ai tout fait pour vivre cette épreuve comme une aventure, le départ d’une nouvelle vie dans une île, au bord de la mer, où l’électricité fonctionne 24h/24, où les gens ne parlent ni français ni arabe, où les prix ne changent pas chaque jour.
Bien sûr, pour moi, il n’était pas question d’aventure, tant était à apprendre, à comprendre. Et pour commencer, conduire à gauche ! Cette petite île est l’enfant légitime d’une mère grecque et d’un père anglais (revendiqué par un amant turc !). De caractère méditerranéen, les Chypriotes ont un flegme anglais, et heureusement parlent souvent cette langue. Mais Chypre fait partie de l’Union européenne et elle est soumise à la bureaucratie de Bruxelles. Aussi, pour nous qui sommes habitués aux passe-droit, à la nonchalance, au sourire ou au billet qui remplace les formulaires et ouvre les portes, à la convivialité et la diversité de la population, Chypre présente un visage assez uniforme, aux églises orthodoxes omniprésentes, à la population majoritairement grecque où les Russes, les Anglais, les Libanais et les Israéliens sont les étrangers les plus voyants avec les touristes allemands et scandinaves.
Sans trop de difficulté, j’ai trouvé un appartement à louer, et nouveauté pour mes enfants, la mer à proximité avec ses plages, où l’eau n’est pas polluée, leur offrait des horizons oubliés depuis longtemps à Beyrouth.
L’afflux de familles libanaises nous a encouragés à vite inscrire les enfants à l’école, encore un grand changement qui à ma grande surprise n’a pas inquiété les enfants qui vivent toujours la grande aventure !
Nous avons commencé à tourner la page pour écrire un nouveau chapitre de notre vie.
Du moins, c’était comme ça que je l’imaginais.
Mais la réalité est tout autre.
Je téléphone dix fois par jour à Beyrouth, amis, tantes, belle-maman, famille.
Je vis au rythme de L’Orient-Le Jour et des actualités libanaises. Je ne sais même pas ce qui se passe ici, ne me demandez pas le nom du président (ou de la présidente).
Je sais que je suis ici pour de bon, rien dans ce que j’entends de Beyrouth ne me rassure ou me donne quelque espoir, mais mon cœur est toujours à Baabdate, dans les monts du Liban ; il y sera toujours.
Je croyais que pour mes enfants la transition était accomplie.
Hier, ma meilleure amie est arrivée de Beyrouth avec de la loubyeh bi zeit, kebbé, warak enab, mjaddara. Et j’ai vu mes enfants dévorer cette mjaddara… et j’ai compris que devant cette « madeleine de Proust » ils avaient aimé le Liban autant que je l’ai aimé.
Que restera-t-il du Liban dans dix ans? Seulement sa cuisine ? Vu d’ici, c’est hélas ce qui semble le plus probable.
Nous n’avons pas quitté le Liban pour l’abandonner à son sort, mais parce que ses dirigeants nous ont abandonnés.
Ce n’est pas nous qui avons décidé de partir, qui avons trahi notre pays, mais ce sont ceux qui ont vendu notre pays à des étrangers, qui ont assisté à la descente aux enfers de notre peuple sans une larme.
Fabienne A. KANAAN
Larnaca
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