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Société - Témoignages

Cette nuit où leur vie a basculé : victimes et proches racontent l’explosion meurtrière du Akkar

Le 15 août, une citerne de carburant explosait à Tleil. Les survivants, les proches des disparus témoignent.

Cette nuit où leur vie a basculé : victimes et proches racontent l’explosion meurtrière du Akkar

Alaa Kbeidat, victime de l’explosion du Akkar, le jour de son mariage, avec sa femme, Roukaya Khaled. Photo João Sousa/L’Orient Today

C’étaient des soldats, des écoliers, des agriculteurs et des réfugiés. Ils venaient chercher du carburant afin de pouvoir s’occuper de leurs vergers ou prendre leur service à l’armée. Certains, des adolescents, étaient venus chercher quelques litres d’essence pour la voiture de leur père. Il y avait aussi des pères venus faire le plein pour pouvoir conduire leur enfant chez le médecin. Un Syrien malchanceux, qui n’avait pas de voiture et qui rentrait du travail à pied, s’est tout simplement retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment.

Plus de 30 personnes sont mortes dans l’explosion du 15 août dans le village de Tleil, dans le Akkar (Liban-Nord), où une distribution anarchique de carburant illégal, au milieu de la nuit, s’est transformée en enfer, quand la cuve a explosé. Les victimes étaient toutes des hommes, pour la plupart jeunes. La plupart d’entre eux apportaient l’unique revenu qui faisait vivre toute une famille. Au moins huit des victimes étaient des réfugiés syriens, environ autant étaient issus des rangs de l’armée. Ils venaient d’horizons différents mais avaient une chose en partage : le désespoir.

Certaines de leurs familles ont partagé leurs histoires avec L’Orient Today.

Fadi al-Cheikh, l’une des plus de 30 victimes de l’explosion de Tleil, avec sa femme, Raghida al-Cheikh. Photo João Sousa/L’Orient Today

« S’il n’avait pas eu besoin de carburant pour s’occuper de ses terres, il ne serait pas parti », déclare Raghida al-Cheikh, assise sous la véranda de la maison familiale à Aïn Tenta, un village tranquille dans les collines du Akkar, entre Tleil et Kobeyate. Raghida el-Cheikh est la veuve de Fadi el-Cheikh, 48 ans, père de quatre enfants.

Le couple passait la plupart de ses soirées sous cette véranda. Fadi, casanier, préférait rester avec sa femme et ses enfants plutôt que de sortir tard avec ses amis. La seule chose qui égalait son amour pour sa famille, dit-elle, est son dévouement à sa terre. Lorsqu’il a pris sa retraite de l’armée libanaise, il y a environ deux ans, il a acheté un terrain pour le cultiver. Il y a planté des avocatiers, des oliviers, des citronniers, des orangers, des poiriers, des grenadiers et des amandiers.

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« Je ne peux pas vous décrire à quel point il aimait travailler la terre », dit Raghida. Mais ces derniers temps, précise-t-elle, « il s’inquiétait tout le temps pour l’essence et le mazout ». La famille avait besoin de mazout pour que le groupe électrogène alimente la maison. Mais dans un Liban enfoncé depuis deux ans dans une grave crise économique qui se traduit notamment par une pénurie extrême de tous les types de carburant, Fadi n’en trouvait plus. « Nous sommes sans générateur depuis 10 jours et l’électricité de l’État n’est distribuée que deux heures quotidiennement, une heure le jour et une autre la nuit », dit-elle. Fadi el-Cheikh avait besoin d’essence pour conduire sa camionnette à la ferme le matin et le soir, Raghida pour aller en voiture au travail. Un trajet d’une heure. Cruelle ironie du sort, elle travaille pour une association caritative venant en aide aux veuves et aux orphelins.

Mohammad al-Kurdi, mécanicien automobile syrien de 19 ans, a été tué dans l’explosion du Akkar et son jeune frère blessé. Photo João Sousa/L’Orient Today

À Tleil, juste en contrebas du terrain où a eu lieu le drame qui a engendré la mort de son fils de 19 ans, Mohammad, mécanicien automobile, et grièvement brûlé son autre fils de 14 ans, Hamzeh, Moustapha al-Kurdi décrit le même dilemme.

Le réfugié syrien a une petite voiture qu’il utilise pour son travail de vendeur de légumes. Mais dernièrement, remplir son réservoir s’est transformé en cauchemar. « Parfois, je vous assure que je laisse ma voiture à la station-service pendant deux jours, déclare-t-il. Mon fils la prend et la gare pour moi, et une fois le mazout et l’essence livrés, je viens attendre quatre ou cinq heures, mais il ne se passe rien. Je reviens le lendemain et c’est la même chose. » Lorsqu’ils ont appris que du carburant était distribué, au milieu de la nuit, à Tleil, ses fils, dit-il, se sont précipités. « À cause de moi, haram, pour ma voiture », lâche-t-il. « Si j’avais su ce qui arriverait, je les aurais ramenés à la maison, dit-il. Mais je ne savais pas. »

Roukaya Khaled, à gauche, la veuve d’Alaa Kbeidat, victime de l’explosion d’Akkar, avec la mère de Kbeidat, Hiyam, tenant une photo du couple le jour de leur mariage. Photo João Sousa/L’Orient Today

« Il cherchait depuis deux ou trois jours de l’essence à cause de notre fils », raconte, à Aïn Tenta, Roukaya Khaled, la jeune veuve de Alaa Kbeidat, un soldat de 34 ans. Leur fils de cinq ans a un retard de développement en matière d’élocution et avait vu un thérapeute à Kobeiyate, à environ 20 minutes en voiture, où ils l’ont également inscrit à l’école maternelle pour qu’il puisse s’habituer à être avec d’autres enfants.

« Regardez ce héros », déclare Roukaya Khaled, en faisant défiler les photos de son mari à la carrure sportive, sur son téléphone. La jeune femme est toujours aussi admirative que lorsque Alaa avait été l’objet de son béguin d’écolière il y a plus de dix ans. « Nous étions mariés depuis presque six ans, mais je le connais depuis que j’ai 12 ans, raconte-t-elle. Il avait 10 ans de plus que moi et je l’aimais depuis toute jeune. Je suis restée avec lui jusqu’à son dernier jour. »

Le jour de ses funérailles, l’uniforme de Kbeidat est resté sur le canapé où elle l’avait posé pour lui le matin du 15 août pour qu’il se prépare avant de prendre la camionnette jusqu’à son lieu d’affectation à Beyrouth.

Khadija Salloum, la veuve de Mohammad Osman, un réfugié syrien tué dans l’explosion du Akkar, avec les enfants du couple. Photo João Sousa/L’Orient Today


« Nous n’avons pas de voiture. Nous n’avons rien », lance Khadija Salloum, dont le mari, Mohammad Osmane, a été tué le 15 août parce qu’il se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment. Le couple a quatre enfants, et Khadija est enceinte. Osmane avait l’habitude d’accepter tous les travaux possibles pour soutenir sa famille et aider son père, handicapé par un accident vasculaire cérébral et déjà en deuil de la perte d’un des frères de Mohammad, qui avait disparu en Syrie avant que la famille ne trouve refuge au Liban.

« Mon mari travaillait pour 15 000 LL ou 20 000 LL par jour », déclare Khadija Salloum. « Un paquet de couches coûte maintenant 70 000 LL ou 80 000 LL. Il lui fallait travailler trois jours juste pour pouvoir payer un simple paquet de couches », ajoute-t-elle. Les 100 000 LL par personne qu’ils recevaient mensuellement de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés n’allègent que faiblement le fardeau financier pesant sur la famille.

Osmane marchait le long de la route, après une journée de travail dans un village voisin, lorsqu’il a remarqué l’agitation sur un terrain à Tleil. « Il revenait du travail en marchant, il a entendu les gens crier, il est descendu voir ce qui se passait, raconte sa veuve. Et ce qui est arrivé, est arrivé. » Elle ajoute : « Que Dieu ne pardonne pas à ceux qui ont fait cela. »

À côté du site de l’explosion à Tleil, la maison du propriétaire terrien George Rachid a été incendiée par des habitants furieux que le carburant ait été stocké sur ses terres. Photo João Sousa/L’Orient Today


Les détails de ce qui s’est passé exactement, en cette tragique nuit du 15 août, restent flous. L’armée n’a pas encore publié de rapport officiel de son enquête. Le propriétaire du terrain où était stocké le carburant, George Rachid, et son fils ont été arrêtés à la suite de l’explosion, mais aucune inculpation n’a été annoncée.

Avant leurs arrestations, des habitants de la région, poussés par la colère, avaient incendié la maison de Rachid, alléguant qu’il avait stocké le carburant pour le faire passer en contrebande vers la Syrie. Dans une vidéo postée avant son arrestation, Rachid affirme ne pas savoir que du carburant était stocké sur sa propriété et que les conteneurs appartenaient à un homme de Wadi Khaled qui avait été arrêté quelques mois plus tôt.

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Des résidents et une source sécuritaire ont déclaré à L’Orient Today que la veille de l’explosion, l’armée avait découvert des dizaines de milliers de litres de carburant stockés sur le site. L’armée en a confisqué la majeure partie et l’a déplacé ailleurs, mais il en restait quelque 3 000 litres.

Tard dans la soirée du 14 au 15, alors que la majorité de la foule qui s’était rassemblée autour du site s’était dispersée, « il restait sept ou huit personnes qui insistaient pour obtenir de l’essence, explique Marwan, le frère de Fadi al-Cheikh. L’officier en charge leur a alors permis de faire le plein. Ils ont rempli leurs réservoirs et sont partis, mais la rumeur s’est mise à circuler que l’armée faisait le plein d’essence, du coup tout le monde est venu. »

Hamzeh al-Kurdi, 14 ans, a été blessé dans l’explosion qui a tué son frère aîné, Mohammad. Photo João Sousa/L’Orient Today

Hamzeh al-Kurdi a quatorze ans. Pendant les deux ou trois heures durant lesquelles lui et ses frères ont attendu sur le site de Tleil, la foule est devenue de plus en plus agitée, se souvient-il. « Il y avait un homme qui disait qu’il voulait mettre le feu au réservoir de carburant », raconte-t-il. « Il y a eu beaucoup de problèmes. Finalement, l’armée n’est pas intervenue. Les soldats se sont postés à distance, loin de nous, les gens ont commencé à remplir, et ils ont commencé à se bousculer », dit-il encore.

Selon certains témoignages, l’explosion a été provoquée par des coups de feu, mais des témoins oculaires et une source de sécurité interrogée par L’Orient Today indiquent qu’elle a été déclenchée par un briquet.

Abdallah Delawati, un réfugié syrien blessé dans l’explosion de Tleil, dans l’unité des grands brûlés de l’hôpital Salam de Tripoli. Photo João Sousa/L’Orient Today

Au sein de l’unité des grands brûlés de l’hôpital Salam de Tripoli, Abdallah Delawati, un réfugié syrien qui travaille dans la construction, déclare à L’Orient Today qu’il s’est rendu à Tleil dans l’espoir de trouver de l’essence pour son travail car il ne pouvait pas se permettre les 250 000 LL par 20 litres alors facturés au marché noir. « Je voulais remplir un bidon, mais il y a eu du grabuge. » Son corps est couvert de bandages. Au milieu du chaos, poursuit Abdallah Delawati, un homme furieux de ne pas avoir pu remplir son bidon a commencé à hurler, tout en brandissant un briquet. « Il a allumé le briquet et l’a laissé tomber par terre », dit-il. « Je l’ai vu de mes propres yeux. J’ai été le premier à être brûlé », ajoute-t-il.

Dans le lit adjacent au sien, un soldat libanais qui ne veut pas donner son nom approuve le récit d’Abdallah. « Mon père est mort. Il était à côté de moi », se contente-t-il de dire, avec difficulté, à travers ses lèvres gercées. Seule sa bouche émerge des bandages qui couvrent tout son visage.

Marwan Osman, dont le fils, Mohammad, a été tué dans l’explosion, assis devant son domicile à Tleil. Photo João Sousa/L’Orient Today

Vers 1h30 du matin, le 15 août, le père de Mohammad Osmane, Marwan, a entendu un grand bruit. « Quand j’ai entendu ce fracas, j’ai toute de suite pensé : “Hamoudi est mort” », déclare-t-il, en utilisant le surnom de son fils. « Je ne savais rien, mais mon cœur me disait qu’il était mort. »

Moustapha al-Kurdi somnolait chez lui lorsque l’explosion s’est produite. Il a été réveillé par des personnes se précipitant vers sa maison. Certaines étaient blessées. Il s’est alors précipité vers le site, où il a trouvé Hamzeh, blessé mais conscient. Ensemble, ils ont hurlé le nom de Mohammad. En vain. C’est après avoir cherché dans les hôpitaux pendant trois jours que Moustapha al-Kurdi a appris que son fils était mort.

« Où est papa ? » : c’est par ces mots, prononcés par son fils, que Raghida al-Cheikh a été réveillée à 2h39 du matin. Son frère, un soldat, a été blessé dans l’explosion. Son mari était alors porté disparu. « Nous l’avons cherché pendant trois jours. Trois jours pendant lesquels je demandais à Dieu un miracle », déclare-t-elle. Finalement, son corps a été ramené à Aïn Tenta, pour être enterré dans la terre qu’il avait aimée.

Raghida al-Cheikh, veuve de la victime de l’explosion Fadi al-Cheikh, dans leur maison à Ain Tenta. Photo João Sousa/L’Orient Today

Ce jour-là, Roukaya Khaled s’est levée à 3h30 du matin, comme d’habitude. Alors qu’elle va réveiller son mari pour qu’il puisse se préparer à se rendre à Beyrouth, elle découvre qu’il n’est pas encore rentré à la maison. Elle l’appelle, mais pas de réponse. Ce n’est que quelques heures plus tard qu’elle a appris que son mari avait été blessé dans l’explosion et transféré au service des grands brûlés de l’hôpital Geïtaoui, à Beyrouth. « Les premiers jours, son état s’améliorait, raconte Roukaya Khaled. Jusqu’au dernier moment, j’ai eu espoir qu’il s’en sorte. » Le jeudi matin suivant le drame, elle se réveille en espérant une bonne nouvelle. Son mari devait être transféré aux Émirats arabes unis pour y être soigné. Il est mort ce jour-là.

« J’ai perdu mon père d’un cancer quand j’avais 15 ans, et maintenant mes enfants vont grandir sans leur père », dit-elle. « Que Dieu ne pardonne pas à ceux qui ont fait cela », ajoute-t-elle, comme un écho aux paroles de Khadija Salloum.

Les victimes de l’explosion du Akkar

Les noms suivants ont été vérifiés par L’Orient Today en date du 25 août. Il pourrait y avoir d’autres victimes qui n’ont pas encore été identifiées.

Naji Ammar Abdallah

Mohammad Radwan al-Asaad

Mahmoud Hussein Awad

Fadi Ghazi al-Cheikh

Fayad Adel Chrayteh

Hussein Adel Chrayteh

Jalal Mouin Chrayteh

Khaled Mouin Chrayteh

Ahmad Ismaïl al-Hassan

Mohammad Ismaïl al-Hassan

Raëd al-Hassan

Ali Hussein Hawik

Ibrahim Hassan Hawik

Khaled Ahmad Hawik

Khaled Mohammad Hawik

Assad Jdaah

Khaled Jdaah

Omar Jdaah

Alaa Salem Kbeidat

Khaled Kouja

Walid Moustapha Kouja

Mohammad Moustapha al-Kurdi

Ahmad Mohammad Merhi

Shaaban Ezzeddine Mohammad

Hassan Khaled al-Muslamani

Ammar Mohammad Moustapha

Ibrahim Orfali

Ahmad Saadallah Osmane

Mohammad Marwan Osmane

Ali Issa al-Waari

(Cet article a été originellement publié dans L’Orient Today en anglais le 25 août 2021)






C’étaient des soldats, des écoliers, des agriculteurs et des réfugiés. Ils venaient chercher du carburant afin de pouvoir s’occuper de leurs vergers ou prendre leur service à l’armée. Certains, des adolescents, étaient venus chercher quelques litres d’essence pour la voiture de leur père. Il y avait aussi des pères venus faire le plein pour pouvoir conduire leur enfant chez le...

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LA VIE DE TOUS LES LIBANAIS A BASCULE. LES UNS SONT MORTS, D,AUTRES FURENT APPAUVRIS, D,AUTRES SONT AFFAMES, D,AUTRES ONT RECOURS A LA MENDICITE POUR SURVIVRE... ET LES CRIMINELS VIVENT LEUR VIE D,OPULENCE, VOLENT ENCORE ET GOUVERNENT TOUJOURS.

LA LIBRE EXPRESSION

21 h 59, le 31 août 2021

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Commentaires (1)

  • LA VIE DE TOUS LES LIBANAIS A BASCULE. LES UNS SONT MORTS, D,AUTRES FURENT APPAUVRIS, D,AUTRES SONT AFFAMES, D,AUTRES ONT RECOURS A LA MENDICITE POUR SURVIVRE... ET LES CRIMINELS VIVENT LEUR VIE D,OPULENCE, VOLENT ENCORE ET GOUVERNENT TOUJOURS.

    LA LIBRE EXPRESSION

    21 h 59, le 31 août 2021

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