Hommages

Au bonheur des mots

Au bonheur des mots

La perfection n’étant pas de ce monde, il reste permis – ce me semble – de dire que Farès Sassine était un homme « complet ». Paradoxalement (mais c’est foncièrement humain), la diversité extraordinaire de ses domaines de compétence ne faisait qu’entretenir son insatiable curiosité : la « complétude » devenant bien naturellement source d’un perpétuel sentiment d’inachèvement.

Farès donnait l’impression de demeurer éternellement à l’affût de nouveautés tous azimuts mais sans jamais avoir l’air de peiner outre mesure à les suivre. Il restait à l’aise dans les plus ardues des tâches qu’il prenait sur lui, dans le plus ingrat des apprentissages. Ne se laissant jamais accaparer par le labeur que lui imposait un projet en cours ou un engagement professionnel, il semblait trouver tout le temps qu’il lui fallait pour la famille, les amis et pour tous les divertissements. C’était son humeur fraîche et amusée, son humour prompt et acerbe, sa disponibilité aux sollicitations imprévues qui laissaient penser (parfois à tort, sans doute) qu’il possédait si bien l’art difficile de ne pas se laisser déborder. L’aisance dont il faisait preuve à se mouvoir entre de si différents secteurs de la culture était, en vérité, un aspect (majeur, bien entendu) d’un autre talent : celui de gérer au gré de son bonheur le temps de la vie.

Faisant fi de ma réputation d’ancien « existentialiste » (déjà très éculée, à l’époque, il est vrai), Farès pouvait me persuader, en peu de phrases, que j’avais compris de travers le peu que j’avais lu de Heidegger. Avec Kamal Salibi, il repérait bien d’incohérences dans un texte où je pensais avoir condensé l’acquis d’années studieuses consacrées à l’histoire du Liban… Et ce ne sont là que des exemples ! Afin de suggérer une topographie des sujets sur lesquels pouvaient porter les échanges avec Farès, qu’il me suffise d’évoquer l’objet de notre dernier recours, ma femme et moi, à son expertise amicale ou, pour mieux dire, à son amitié experte : il s’agissait, au tout début des récentes périodes de confinement, de demander son avis sur la qualité d’un kilim que nous voulions acquérir et dont nous lui avons envoyé une photo via WhatsApp !

Dois-je préciser qu’en traitant avec Farès, le renvoi à la personne entière du geste ou de la parole s’imposait plus encore qu’il est de règle ? À force d’être tempérée par la compétence et l’authenticité, la déstabilisation que pouvaient vous valoir ses observations critiques ne faisait pas mal. Les pointes qu’il savait décocher à l’improviste ne piquaient pas ; elles aiguillonnaient. Peut-être faut-il ajouter que cet homme de grande culture ne dédaignait guère la culture la plus roturière. Aussi ménageait-il une place, dans sa prodigieuse mémoire, pour les anecdotes, souvent caustiques, relatives surtout aux hommes politiques libanais toutes générations confondues. Zahliote de grande race, l’intrépide interlocuteur de Michel Foucault s’avérait être également un héritier légitime d’Iskandar Riachi !

Ayant fait un premier stage de militant dans la pépinière de la « nouvelle gauche » libanaise des lendemains de la débâcle arabe de 1967, Farès ne s’est jamais délesté de son engagement politique fondamental. Il ne s’est pas résigné à l’indifférence ou à la neutralité. Je n’en voudrais pour preuve que les salves de tweets meurtriers qu’il assénait hier encore aux auteurs du désastre libanais en cours. Pourtant, irréductible à tout combat auquel il lui arrivait de prendre part, il demeurait le contraire du « révolutionnaire professionnel » prôné par le léninisme. Évitant de trop se dépenser dans des stratégies de groupe ou de se laisser assujettir par des logiques contraignantes de combat, il militait bien plus par l’exemple que par l’action organisée : il se faisait lui-même ce qu’il recherchait pour la collectivité. Son comportement d’homme et de citoyen, ses réseaux d’amis, ses opinions divulguées, bref ses choix de vie étaient, bien éminemment, les vecteurs constitutifs de son message.

Une amitié demeurée pratiquement sans ombres ni rides nous a réunis, Farès et moi, pendant quarante ans. Ce sont Melhem Chaoul, son cousin, et Nawaf Salam, à l’époque mes ex-« camarades » convertis d’assez longue date en amis, qui m’ont présenté à Farès en 1981 au moment où il venait de rentrer de France. Je venais de faire la connaissance d’un autre membre de la même clique : Antoine Abdel Nour qui devait tomber l’année suivante sous les coups de la barbarie israélienne.

Peu de temps après, nous nous sommes retrouvés, Farès et moi, membres d’une même équipe au Centre de recherches linguistiques et pédagogiques fraîchement créé et dirigé par Talal Husseini. Outre une formation de joyeux lexicographes que nous poursuivions de concert, cette expérience qui devait durer cinq ou six ans nous a valu un affermissement quotidien de notre amitié : l’ambiance humaine du centre, mitigeant celle de ces années tragiques, s’y prêtait volontiers.

Plus tard encore, devenu conseiller littéraire de Dar an-Nahar, Farès supervisa l’édition, non seulement d’ouvrages que j’ai signés, mais d’autres aussi que j’avais traduits ou simplement préfacés, à l’instigation de Ghassan Tuéni, en vue d’une réédition. Je suis redevable à Farès d’avoir rendu si fluide, sans sacrifice aucun de la rigueur éditoriale, la concrétisation de ces volumes. Je ne pouvais trop le remercier également de l’enthousiasme dont il a honoré mes travaux auxquels, aux moments de leur sortie ou à d’autres occasions, il a consacré tant de précieux témoignages. Je viens de perdre un valeureux témoin et un grand ami qui ne faisaient qu’un.

Entretemps (je ne puis omettre de l’évoquer) une belle silhouette, plus jeune que les autres, rentrée de Paris également, se joignait au petit groupe qui, entre autres retrouvailles, avait appris à se réunir au complet pour le sacro-saint dîner avec Dominique Chevallier chaque fois que « le Maître » débarquait à Beyrouth : ce fut Samir Kassir qui devait subir, à vingt-trois ans de distance, le même sort qu’Antoine Abdel Nour ; par d’autres mains, mais armées de la même impunité…

Farès Sassine écrivait relativement peu, ce qui consternait – je le sais – Mona, sa femme, et sans doute nombre d’autres. Je le soupçonne d’avoir préféré la conversation ! Coauteur d’ouvrages collectifs et éditeur, il s’est abstenu de publier sa thèse sur « le libanisme maronite ». Cette réticence, j’en ignore les raisons, mais je recommande aujourd’hui à ceux qui en auraient la capacité de passer outre. Fort heureusement, le blog de Farès qu’il a malicieusement intitulé « Assassines » rend aisé le parcours de ses magnifiques articles. Pétri de philosophie (mais aussi de poésie, de cinéma et de biens d’autres ferments de beauté…), Farès nous apprenait, autant par l’exemple que dans les textes, que la philosophie, réputée être l’amitié de la sagesse, pouvait devenir aussi, pour ses amis, un apprentissage d’amitié tout court.

Adieu très cher Farès ! Adieu l’ami !

La perfection n’étant pas de ce monde, il reste permis – ce me semble – de dire que Farès Sassine était un homme « complet ». Paradoxalement (mais c’est foncièrement humain), la diversité extraordinaire de ses domaines de compétence ne faisait qu’entretenir son insatiable curiosité : la « complétude » devenant bien naturellement source d’un perpétuel...

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