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Nos Lecteurs ont la Parole

L’outrage permanent

Au commencement, il y avait un port autour duquel s’est développée une vie marchande et commerciale. Véritable poumon économique et enjeu politique, le port de Beyrouth, de par sa situation géographique, était crucial tant pour les riverains – qui ont pu survivre durant des siècles, exporter leurs produits, principalement la soie fabriquée dans les soieries du pays, et importer les produits de première nécessité – que pour les puissances étrangères qui, elles, utilisaient ce point stratégique pour le commerce triangulaire avec tous les autres pays de la région.

Sans port, Beyrouth ne serait pas.

Autant dire l’importance de l’explosion quasi nucléaire du 4 août 2020. Une explosion qui a fait sauter des vies humaines, un patrimoine historique, une capitale. Une explosion qui a fait sauter tous les cœurs...

Hébété, incapable de mettre des mots sur son ressenti, de donner sens à cette apocalypse, le peuple est en état de choc. Au sens physique et psychique, c’est un trauma généralisé qui a lieu ce funeste jour. Le trauma physique emportera la vie de 216 personnes, marquera profondément 6 000 autres dans leur chair et détruira des milliers d’habitations. Le ciel nous est tombé littéralement sur la tête. Le souffle de l’explosion, la violence de l’effraction dans notre système mental feront le lit d’un trauma psychique dont les ondes de choc continueront longtemps à se propager.

S’ajoute à la première souffrance une seconde qui, elle, est répétitive et tout aussi violente, sinon davantage. C’est la représentation à l’infini dans l’inconscient collectif du choc initial. Notre identification au sort tragique des victimes est une souffrance sans fin qui nous renvoie à notre propre souffrance de voir notre capitale détruite. Cette capitale ayant toujours été pour nous, Libanais, une composante essentielle de notre identité.

Autant de traumatismes que de représentations de vécus qui forment un syndrome psycho-traumatique où « la mémoire se fixe... Les images tournent en boucle ; on revoit les mêmes scènes... Dans la mémoire traumatique, le passé ne passe pas » (Cyrulnik).

Se superpose comme une strate supplémentaire aux représentations douloureuses l’absence des gouvernants vécue comme une trahison. Pas un mot, pas un discours, mais un camouflage de la vérité par la langue de bois qui désigne de facto les responsables de ce crime.

Le traumatisme est renforcé par la toute-puissance des criminels qui jouissent d’une impunité totale. La vengeance est interdite du fait de la couverture dont les assassins bénéficient de la part de tous les pouvoirs.

« Plus l’assassin est libre dans son geste, plus son crime est aléatoire et gratuit. L’impunité... n’est pas seulement une absence d’interdit, mais un entraînement, une stimulation dans l’escalade du pire, laisse la voie à d’autres actes criminels » (Romano).

Pris dans un étau, un huis clos où il lui est impossible de se débarrasser de ses agresseurs, pour celui qui ne parvient plus à garder fonctionnels ses mécanismes de défense, cette impunité rend fou ou entraîne un état de dépression et de léthargie. Une angoisse d’extinction est ressentie, angoisse qui désigne « un état mental caractérisé par un sentiment généralisé et intensément réaliste de perte de tout avenir » (Sygma). Compter passivement sur le temps pour réparer le traumatisme collectif, c’est faire preuve de mauvaise foi ou d’ignorance des mécanismes psychiques. Sans doute les deux.

Face à cette apparente impasse, les choix sont particulièrement limités. Nous pouvons opter pour une vengeance populaire, mais celle-ci serait vite étouffée par le régime qui deviendrait encore plus violent et légitimerait l’instauration d’un État totalitaire. Les « révolutions » dans les pays voisins ont échoué lamentablement, se terminant inéluctablement par de nouvelles dictatures. Ce serait faire le jeu des barbus et alliés que de déconstruire toutes les institutions et d’aller vers le chaos qui est leur objectif suprême comme mécanisme de prise du pouvoir. Il serait plus judicieux d’utiliser les instances actuelles, même perverties par l’occupant, pour reconquérir le pouvoir. De reprendre le chemin inverse, même long, emprunté par les élites qui, elles, ne se sont pas privées de prendre le pouvoir pour le faire imploser.

Même sous forme de carcasses branlantes, il nous faudra donc repartir à la reconquête de nos institutions, en premier le judiciaire, en faisant pression par tous les moyens pour lever toutes les immunités et conduire les responsables devant la justice. C’est à travers le Parlement qu’il faut insister pour que soit menée l’action. Une action conjointe des députés souverainistes et du peuple et l’appui de la communauté internationale comme seul chemin qui nous permette d’espérer la victoire.

Après quoi, on pourra enfin enterrer nos morts et commencer notre travail de deuil pour rebâtir une nation.

Et on ne peut parler de commémoration tant que le crime n’est pas élucidé, comme on ne peut parler de cicatrice quand la plaie est encore ouverte.


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Au commencement, il y avait un port autour duquel s’est développée une vie marchande et commerciale. Véritable poumon économique et enjeu politique, le port de Beyrouth, de par sa situation géographique, était crucial tant pour les riverains – qui ont pu survivre durant des siècles, exporter leurs produits, principalement la soie fabriquée dans les soieries du pays, et importer les...

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