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Lifestyle - Photo-roman

« Le Liban d’aujourd’hui, c’est la rencontre de l’enfer et du paradis »

Chronique d’une arrivée à Beyrouth, pile au moment où se récuse le Premier ministre désigné et où s’enflamme la rue, et la réalisation que ce pays continue d’être l’incarnation du pire, comme du meilleur...

« Le Liban d’aujourd’hui, c’est la rencontre de l’enfer et du paradis »

Photo G.K.

Vue du hublot cet après-midi, Beyrouth a l’air enchevêtrée dans un nuage gris brun. Elle te paraît lointaine, presque invisible, et lorsque tu fronces le regard, tu la vois presque onduler comme un mirage. Elle te semble changeante, changée. Pourtant, avant l’atterrissage, le pilote avait annoncé le beau temps, un ciel et un soleil impeccables. « Ce n’est rien d’inquiétant, l’air a cette couleur à cause de la chaleur et la pollution des générateurs qui ne s’arrêtent pas », te dit le passager du siège d’à côté, en te tapotant sur l’épaule pour te rassurer. « Ça se voit bien que tu n’es pas venu depuis longtemps, bienvenue dans la jungle ! » Il l’a senti dans ton regard, que tu présentes tous les symptômes de celui qui découvre pour la première fois le Beyrouth d’après. Tu as les mains moites, le pied qui trépigne sans que tu ne puisses l’arrêter, un nœud à l’estomac et le cœur à mille à l’heure. Tu ne tiens pas en place, d’ailleurs comme tous les passagers autour qui bondissent et se bousculent à peine la première roue de l’avion posée sur le tarmac. Alors tu inspires grand et tu te dis, en t’efforçant de sourire : « Ça, au moins, ça n’a pas changé. Ce chaos m’avait bien manqué. » Bienvenue dans la jungle.

« Mais qu’est-ce qui m’a pris de revenir ? »
Mais très vite, dès lors que tu insères ta puce libanaise dans ton portable et que tu es aussitôt bombardé de messages, entre des promotions sur des générateurs, des soldes et des liquidations, tu comprends que Saad Hariri, Premier ministre désigné depuis septembre 2020, vient de se récuser après neuf longs, très longs mois d’un duel avec le camp présidentiel qui a eu raison de ce qui restait du pays. Sur ton écran, le dollar qui s’échange contre 22 000 livres libanaises, tu crois rêver. Sans un mot, juste en pensée, juste en croisant leurs yeux, tu reçois en plein ventre l’inquiétude des passagers qui t’entourent et qui, comme toi, viennent d’apprendre cette nouvelle qui n’en est pas une. « Comment peut-on s’attendre à ce que nous soignent ceux qui nous ont tués ? » ironise presque une femme de l’âge de ta grand-mère, dans un arabe approximatif. Dans son intonation, il y a l’orgueil mêlé d’amertume de ceux qui se sont tirés avant le grand naufrage, qui ne se sont pas laissé aller à la nostalgie et n’ont jamais eu espoir en l’espoir ; qui sont partis sans se retourner et reviennent de temps en temps, presque par devoir, mais seulement pour mesurer l’ampleur de la chute et dire à ceux qui sont restés : « On vous l’avait dit, mais vous aviez refusé d’écouter. » Tu es encore dans l’avion et tu redoutes déjà ce qui se passe et ce qui est à venir, tu ne te fais plus d’illusions, le vrai effondrement, c’est maintenant.

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Le compte à rebours a commencé, la dégringolade est rapide, elle se calcule désormais en jours, peut-être même en heures. Et alors que ta mère t’appelle en pleurs, coincée derrière un barrage de pneus en feux, que la compagnie de taxi te raconte la même histoire de routes bloquées et de rue qui s’embrase, tes étés idylliques, ici-même, te semblent tout d’un coup si lointains. Les revivras-tu un jour ? Au fond de toi, une petite voix qui te dit : « Mais qu’est-ce qui m’a pris de revenir ? » Et tu n’as qu’une hâte, c’est d’arriver chez toi. Ton pays te fait peur, c’est la première fois. Dès la sortie de l’avion, tu te prends à faire le diagnostic de cette chute libre, et comprendre comment c’est, pour de vrai, la fin d’un pays. Ce qui, il y a deux mois à peine, tenait à un fil s’est écroulé, tu le sens partout, dans l’air absent des forces de sécurité qui te scrutent avec des yeux de mafieux en grillant une cigarette, dans l’électricité qui va et revient, les ampoules et les carrousels à bagages qui suivent le rythme ; dans l’odeur de pourriture mélangée à celle de fuel qui t’envahit les narines dès la sortie de l’avion, au détour d’une pile de valises oubliée ou d’une poubelle jamais vidée. Où es-tu ?, tu te demandes crédule, le moral déjà en berne. Une jeune fille, installée de guingois sur une chaise de fortune face à un bureau, note sur un calepin en pagaille : ton nom, ton prénom et ton numéro de téléphone. Elle t’envoie faire ton test PCR dans un coin où s’entassent entre les chaises en plastique des restes de kits, des papiers froissés, des fonds de verres de café au-dessus desquels rôdent des moucherons de passage.

L’enfer rose

Là, un garçon que tu suspectes d’avoir 18 ans à tout casser t’enfonce la tige du test PCR jusqu’à la cervelle. Puis il s’excuse : « Désolé, mais je ne sais pas trop, c’est comme ça qu’on m’a appris. » Les narines en bouillie, tu t’emportes un peu puis tu t’en veux lorsque le garçon te dit : « Tu viens de Paris ? Moi c’était mon rêve d’être médecin à Paris. » « Pourquoi tu dis c’était ? » « Parce qu’on n’a plus le droit de rêver, ici. »

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« En fait, c’est simple, le Liban a les pires dirigeants du monde »

Tu penses à ce pays qui s’est transformé en si peu de temps en un pays de vieux sans passé et de jeunes sans futur, et tu as le cœur en miettes. Le plus dur, c’est une fois passé le fatras des tapis à bagages, lorsque tu te retrouves dans le hall des arrivées. Tu regardes les gens accoudés à la rampe, ces visages vidés de tout et qui attendent la lumière et la force de ceux qui arrivent de l’autre côté du monde. Tu connais leurs histoires par cœur, tu connais leurs nuits dans le noir et la chaleur, tu connais leurs journées qui les font sombrer dans la folie. Ils sont défaits, ils sont finis, le pays se résume en eux. Mais tu vois quelque chose d’autre, cette fois-ci, et ce n’est pas que de la douleur, de la colère et de la tristesse. Tout cela est derrière nous. Ces gens, en silence, te racontent désormais le deuil d’un pays. Ils ont la mort dans l’âme, et ça, tu le découvres pour la première fois dans le regard d’un Libanais. Et là, secoué par cette vision d’enfer, tu te frayes un chemin vers la sortie, entre les chauffeurs de taxi qui dévorent des yeux ton possible « argent frais », et soudain, tu t’arrêtes. Cet enfer-là, que tu as longtemps regardé de loin derrière ton écran et qui se matérialise maintenant sous tes yeux, est trempé dans la plus belle lumière rose dorée qui soit. Le Liban d’aujourd’hui, c’est la rencontre de l’enfer et du paradis*, penses-tu. Et c’est sans doute pour cela que tu es rentré.

*Cette phrase a été empruntée à un post Instagram de mon amie A.

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Ou plutôt "l'invasion du paradis par l'enfer"

Wlek Sanferlou

13 h 59, le 19 juillet 2021

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  • Ou plutôt "l'invasion du paradis par l'enfer"

    Wlek Sanferlou

    13 h 59, le 19 juillet 2021

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