
Saad Hariri, hier, à Baabda. Photo Nabil Ismaïl
On s’explique. Le paysage politique libanais est aujourd’hui construit de telle sorte que pour ne serait-ce que former un gouvernement, il est nécessaire que tous les grands leaders politiques participent au processus, ou à défaut au moins un leader de chaque communauté. Le système – qui est en fait en soi une dérive puisque cette logique n’a rien de constitutionnel – ne peut ainsi « fonctionner » qu’avec des gouvernements de coalition qui reposent sur le plus petit dénominateur commun et qui ont pour principal effet de neutraliser tous les désaccords et de faire le jeu de l’immobilisme. Or, il est désormais impossible pour toutes les parties de s’entendre sur une formule commune, la révolution d’octobre ayant rebattu les cartes et poussé chacun à faire son propre calcul. Autrement dit : les dirigeants libanais ne sont plus aujourd’hui en mesure de « faire semblant » de gouverner. Il leur est d’autant plus difficile d’y prétendre que les enjeux sont dantesques et que les pressions locales et internationales sont tous les jours un peu plus fortes.
Absence d’alternative
La communauté internationale a conditionné l’aide financière structurelle – seule façon de donner un peu d’oxygène au pays – à une série de réformes. En raison des intérêts contraires qui l’animent, sans même prendre en considération l’incompétence de ses membres, le gouvernement d’union nationale n’est pas en capacité de les mettre en œuvre, encore moins dans une situation propice à la surenchère politique. Demandez à dix personnes de scier, ensemble, la branche sur laquelle ils sont assis, et le résultat le plus probable est qu’ils se disputeront à la fois pour savoir qui doit tenir la scie et quelle partie de la branche doit être amputée en priorité. Voilà ce qui se joue, en partie, depuis des mois au Liban.
Saad Hariri pouvait, au mieux, former un gouvernement miné par les conflits internes et très peu susceptible de mettre en œuvre les réformes attendues par la communauté internationale. Certains pourraient ainsi voir sa récusation comme une bonne nouvelle, la fin d’un jeu de dupes auquel personne ne croyait vraiment. Le problème, outre la flambée du dollar qui s’en est suivie, c’est que l’alternative n’est pas vraiment plus réjouissante, à condition même qu’elle existe.
On peut légitimement dénoncer l’attitude crasse et obscène dont fait preuve la classe politique libanaise à un moment où le pays s’effondre à une vitesse vertigineuse. Mais elle demeure, au moins pour l’instant, la seule à pouvoir faire la pluie et le beau temps au niveau politique. Une fois Hariri écarté, le retour à la case départ signifie de facto celui des vieilles pratiques. Les formations politiques vont devoir s’entendre sur un nom pour le remplacer. Puis, dans le meilleur des cas, sur une répartition des portefeuilles. Et autant le dire tout de suite : il n’y a aucune raison pour que cela fonctionne cette fois-ci. Le tandem chiite (Amal-Hezbollah) ne va pas renoncer à sa volonté d’obtenir le ministère des Finances et de nommer ses ministres. Michel Aoun et son gendre Gebran Bassil ne vont pas renoncer à leur volonté d’obtenir, au moins, le tiers de blocage. Et les sunnites ne vont pas renoncer à leur volonté de retrouver au moins une partie de leurs prérogatives. Autrement dit, les seuls Premiers ministres susceptibles de s’entendre avec Michel Aoun seraient ceux qui sont privés, dès l’origine, de l’appui du leadership de leur communauté. Une situation tout simplement intenable.
Vide pendant 10 mois
Dans ce contexte, trois scénarios sont envisageables. Le premier est un remake de l’expérience Diab. Il supposerait que les aounistes et le Hezbollah, constatant qu’il est impossible de trouver un terrain d’entente avec le camp Hariri, choisissent de former un gouvernement sans lui. Cela paraît tout de même très improbable. Le gouvernement de Hassane Diab a payé cher l’absence de « légitimité » sunnite. Le président du Parlement, Nabih Berry, qui y était déjà opposé la première fois, fera sans doute tout pour éviter de répéter le même scénario. Un tel gouvernement serait non seulement inapte à mettre en œuvre les réformes nécessaires, mais en plus perçu comme le cabinet du Hezbollah par plusieurs puissances régionales et internationales. Or, le parti de Dieu n’a pas intérêt à se mettre en première ligne dans un tel contexte et semble peu susceptible de privilégier son alliance avec le Courant patriotique libre à celle qui le lie depuis des décennies à Amal. Quel intérêt, par ailleurs, de s’épuiser à former un cabinet qui ne fera pas grand-chose de plus que le gouvernement démissionnaire de Hassane Diab ? Le deuxième est la mise en place d’un gouvernement dont la seule tâche serait de préparer les élections de 2022. Ce scénario est en discussion depuis déjà quelques semaines et plusieurs noms ont déjà été évoqués pour le diriger, comme celui de l’ancien Premier ministre Nagib Mikati. Il serait effectivement plus facile aux différentes parties de s’entendre si la mission de départ est limitée. Mais cela suppose deux choses très peu évidentes. Un : une certaine forme de garantie que ce gouvernement ne tentera pas ou ne sera pas contraint de faire autre chose. Deux : la tenue effective des élections…
Le troisième scénario est le pire et en même temps le plus probable. Celui d’un vide gouvernemental jusqu’aux prochaines législatives, à condition qu’elles se tiennent, qui permettrait à chaque partie de prétendre incarner l’opposition. C’est certainement la stratégie qui a déterminé la récusation de Saad Hariri, lequel pense pouvoir revenir en position de force.
Peut-on imaginer, à la vitesse où la situation se dégrade, que tout le monde attende patiemment encore dix mois avant d’espérer sortir de cette spirale de l’enfer ? Rien n’est moins sûr. La combinaison d’une forte pression interne et externe, notamment via la mise en place de sanctions contre les responsables politiques, pourrait pousser certains d’entre eux à revoir leurs calculs. Mais seules des élections peuvent permettre, en théorie, de véritablement lancer une nouvelle dynamique. En théorie seulement car, si elles ont une chance d’aboutir à un tremblement de terre politique, il est loin d’être impossible que les dirigeants fassent en sorte de les repousser ou refusent, au moins pour certains d’entre eux, d’en assumer les conséquences concrètes. Le comble de l’ironie serait que les élections n’aboutissent qu’à des changements limités et que l’on se retrouve à leur issue dans une situation où Saad Hariri, en tant que leader des sunnites, soit le plus « légitime » à former un gouvernement, à condition de s’entendre avec… Michel Aoun.
Neuf mois pour rien. Toutes les gesticulations politiques, les initiatives internes et externes, les pressions diplomatiques, la colère populaire et, surtout, la déliquescence du pays n’y auront rien changé. Saad Hariri a annoncé jeudi sa récusation après avoir pris acte de son incapacité à s’entendre sur une formule gouvernementale avec le chef de l’État, Michel Aoun. Ce constat...
commentaires (10)
C'est difficile à écrire quand on n'est pas Libanais, mais il y a plus de 60.000 Libanaises et Libanais qui l'avaient signé l'an dernier. A vouloir jouer avec l'argent public du pays au-delà de toute décence; à vouloir passer en force pour bénéficier de la générosité internationale sans faire la moindre réforme essentielle... Le Liban va se retrouver en protectorat. Ce jeu cynique et criminel (car la population civile Libanaise en souffre énormément) est celui de politiciens Libanais, mais également celui des puissances régionales, comme l'Arabie Saoudite et l'Iran, pour ne nommer qu'elles. Ces puissances régionales sont en train de se heurter aux grandes puissances mondiales, et ensuite, fort logiquement à tous les pays qui dans la communauté internationale ont des intérêts moraux ou matériels au Liban. Si - ce qui n'est pas à souhaiter - "la rue" se soulève à nouveau contre "ses" élus la situation deviendra vite incontrôlable sauf à remplacer les institution défaillantes par une nouvelle intervention de l'ONU, avec, peut-être une juridiction pénale internationale comme cela a déjà été fait pour un certain nombre de pays depuis la fin du XXe siècle. Le Liban ne mérite pas cela. Le Liban mérite mieux. Mais c'est aux Libanaises et aux Libanais de le dire clairement et si possible pacifiquement. En tous cas rapidement. La montagne a déjà accouché d'une souris. Inutile d'en refaire une portée avec les mêmes personnes en essayant de ne pas mourir de faim d'ici l'an prochain.
CODANI Didier
17 h 54, le 16 juillet 2021