Le Liban ou l’irréductible distance de Frank Darwiche, Elyssar Press, 2021, 135 p.
Exceptionnel et inclassable, ce livre n’est ni un recueil de poèmes, ni une narration et pas davantage un ouvrage philosophique à proprement parler ; c’est tout ceci à la fois.
Docteur en philosophie, auteur de nombreuses publications sur Heidegger et sur la philosophie libanaise, Frank Darwiche a enseigné la philosophie à l’École nationale supérieure d’art de Dijon et est actuellement professeur de philosophie à l’université de Balamand.
Il a choisi de « diviser le discours » qui est, en alternance, poétique, narratif et académique. C’est donc un ouvrage pour le moins déroutant qui, de prime abord, peut donner l’impression d’être quelque peu décousu. Et ce d’autant plus que la narration elle-même se déplace, sans transition aucune, d’un lieu à un autre, d’un personnage à un autre. Il y a pourtant un fil conducteur que l’on perd et que l’on retrouve sans cesse. Sajʻân (prénom dont l’origine pourrait être phénicienne) quitte son village à Tripoli en quête d’une femme dont on se demande, un temps, si elle est réelle ou imaginaire, d’une femme dont on ne sait rien et qui n’est qu’un prénom. Un prénom, mais pas n’importe lequel : Alissar (prénom phénicien, Didon en latin, prénom dont l’un des nombreux sens est « l’errante »).
C’est, en quelque sorte, une visite guidée du Liban rural, un voyage, de village en village, sur les sentiers d’un pays qui dévoile son vrai visage et notamment l’une de ses principales caractéristiques : le sens de l’hospitalité. De fait, Sajʻân est partout accueilli avec bienveillance par des inconnus qui offrent de le désaltérer, de le nourrir, tentent de le retenir… Ces personnages sont sur le chemin ; ils rencontrent Sajʻân ou le croisent simplement. L’auteur ne les décrit pas ou si peu. S’il gratifie la plupart d’entre eux d’un prénom (Jirjis, Abou Samra, Georges, Marie, Hanan, Azar, Youssef, Charbel, Mourkous, Alexandre, Nakhlé...), d’autres sont anonymes (« une dame d’un certain âge en jupe noire et haut rouge », « un homme en habits de moine », deux adolescents, quelques enfants…). Ils se devinent et n’existent qu’à travers le regard de Sajʻân. Ils semblent être dans l’attente de quelque chose mais demeurent drapés de leur mystère. Avare de descriptions lorsqu’il s’agit de ses personnages, l’auteur insiste tout particulièrement sur la couleur des choses et des paysages. Et comme pour mieux les montrer, il émaille son ouvrage de photos d’un autre temps qui réveillent cette nostalgie profondément enfouie en chacun d’entre nous.
En ce temps-là, l’usage était de voyager à pied, à dos d’animal ou sur la charrette d’un paysan providentiel qui propose de vous déposer au bout d’un chemin de montagne ou même au village suivant. En ce temps-là, les voyages étaient lents et, par conséquent, propices à la réflexion et à un autre type de cheminement. Ce cheminement intérieur (car c’est bien de cela qu’il s’agit) est, de plus, favorisé par une dimension spirituelle omniprésente qui sous-tend l’ouvrage et le traverse de part en part. Au voyage géographique s’ajoute donc un « voyage hors du temps ». Les dernières pages suggèrent d’ailleurs, par allusions, que la fin du voyage est un « retour » et que ce retour est peut-être, tout simplement, la mort.
En refermant cet ouvrage, le lecteur se surprendra à fredonner La Quête de Jacques Brel : « Rêver un impossible rêve, porter le chagrin des départs, brûler d’une possible fièvre, partir ou personne ne part… » En effet, bien plus qu’un voyage de lieu en lieu, bien plus qu’un cheminement intérieur, cet ouvrage est véritablement le récit d’une « quête » qui est, tout à la fois, quête de l’autre (d’Alissar), quête de soi, quête spirituelle, quête d’un pays… Ceci explique, en partie, le choix du titre : Le Liban ou l’irréductible distance. De fait, le propre d’une quête n’est pas d’aboutir mais bien d’être un chemin…