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Culture - Exposition

« Mes plaies sont devenues des fleurs, des bonbons et des papillons »

Hala Khoury Mouzannar livre des toiles à la singularité particulière où rejaillit, dans une intranquillité apaisée, un hymne à la vie. « La chasse aux papillons » est sa première exposition en solo à la galerie Agial.

« Mes plaies sont devenues des fleurs, des bonbons et des papillons »

Pour sa première exposition en solo, « La chasse aux papillons », à la galerie Agial, Hala Mouzannar a eu recours à des médiums artistiques mais surtout à la mémoire comme vecteur essentiel. Photo Mayssa Khoury

L’œuvre picturale de Hala Mouzannar se définit non comme une vocation mais comme une nécessité, le geste qui vient suppléer la parole. Pour sa première exposition en solo, La chasse aux papillons, à la galerie Agial, l’artiste a eu recours à des médiums artistiques mais surtout à la mémoire comme vecteur essentiel. Elle a saisi chaque moment, chaque passage, chaque instant vécu, a sublimé sa douleur et l’a poétisée avec une puissance et une énergie démultipliées, car il n’est pas de douleur sans mémoire dans ses dimensions corporelles, psychiques ou métaphysiques. Mais comment advient le passage de la souffrance à l’apaisement ? Comment l’esthétisation transforme les blessures en beauté et les défaillances en force, pour donner naissance à de véritables œuvres d’art ? Hala Mouzannar remonte le temps pour tenter, avec son nouveau langage, de déplacer sa pesanteur, dans une soif de création. Et même si les maux de la vie ont laissé quelques traces, ils lui octroient une vision nouvelle du monde, lui concèdent le pouvoir de l’accompagner dans un cheminement libératoire d’une ampleur insoupçonnée.

Dans un élan vital, un souffle infini, une envie de vivre, elle dépasse et sublime ses blessures. Son travail est tout sauf «  l’art pour l’art  ».

Une toile de Hala Mouzannar intitulée « Gaze bleue » exposée à la galetie Agial. Avec l’aimable autorisation de l’artiste

L’art comme sauf-conduit

Née à Beyrouth en 1968, Hala Mouzannar avoue n’avoir jamais tenu un crayon de dessin dans son enfance : « Je ne gribouillais pas sur les mouchoirs en papier ou sur mes mains, j’ignorais tout du cercle chromatique, mon père était médecin et ma mère avait fait des études de psychologie, rien ne me prédestinait à l’art, et pourtant… Je n’aspirais qu’à une seule chose, intégrer l’Académie libanaise des beaux-arts. Mes parents s’étaient mis en travers de mon chemin brandissant un argument infaillible : “À l’ALBA on fait des nuits blanches”. » Un peu à contrecœur, Hala Mouzannar accomplira des études universitaires à l’Université américaine de Beyrouth (AUB) pour obtenir une licence en administration des affaires. Après un poste de responsable média pour Future, elle rejoint les bureaux de Leo Burnett Beyrouth pour évoluer dans un milieu où la création est à l’honneur. Elle fait la connaissance de son futur compagnon de vie. Cette union verra la naissance de deux garçons et une vie de mère au foyer qui se profilait à l’horizon. Le besoin de pousser les limites du corps toujours plus loin lui fait tenter une nouvelle expérience, elle devient professeure de gym. Sauf qu’un jour, l’envie de bousculer son quotidien et le désir de s’engager dans une carrière artistique qu’on lui avait interdite l’obsède. Elle sort un tee-shirt défraîchi, s’amuse à le modifier et réalise que le pouvoir de ses mains était plus fort que tous les chemins qu’elle avait empruntés jusqu’alors. Le projet de « Madame Rêve » voit le jour, il sera le déclencheur. Avec son associée et amie Lina Shamma, elle avait développé un concept assez simple et astucieux : créer des bijoux et de l’habillement à partir d’accessoires vintage récupérés dans les foires et les marchés aux puces. Dix années durant, les deux créatrices vont sillonner les grandes villes et récolter un succès inattendu.

« Mais une fois de plus, confie l’artiste peintre, ma soif de création n’était pas assouvie. Tout cela coïncidait avec une période sombre de ma vie, des problèmes de santé, une maladie auto-immune à gérer, un cancer à combattre, les enfants à ménager, le corps qui lâche. » « Alors, dit-elle, je me suis adressée à moi-même en me posant la question : “Que comptes-tu faire de ta vie ?” »

Sa chambre s’est alors transformée en atelier qui s’est déplacé dans un second temps au salon, a envahi la maison, débordé sur l’appartement vide du voisin pour finir dans les anciens locaux de Madame Rêve. Il était venu le temps de prendre racine. Elle emménagera alors dans un nouvel appartement familial où, durant cinq années, plus de 500 toiles verront le jour. « Je ne savais rien de la peinture, ni de l’art en général. Je travaillais comme une acharnée, posais mes doigts barbouillés de couleurs sur les toiles et sur mes plaies. L’idée de devenir une artiste à part entière ne m’avait jamais effleurée, j’étais mue par le désir de me réconcilier avec la vie. » Mais les encouragements des professionnels du métier devenus ses amis et conseillers, le galeriste Saleh Barakat, l’artiste peintre Hiba Kalache et la curatrice Natasha Gasparian, allaient lui donner des ailes. À sa sortie de l’hôpital après une ultime bataille gagnée, elle décide, sous les conseils de Gasparian, de s’inscrire à l’ALBA pour une maîtrise en arts visuels « et pour réaliser, dit-elle, qu’on n’y faisait même pas des nuits blanches, mais j’avais 49 ans et je n’avais plus besoin d’obéir à mes parents ». Portée par sa nouvelle passion, Hala Mouzannar suivra des ateliers de formation à l’université de Saint Martins à Londres et passera un mois d’été aux Beaux-Arts à Paris. « J’ai compris qu’on pouvait devenir artiste sans savoir dessiner. Pour cela, il suffisait d’avoir quelque chose à exprimer et à partager. » Ce n’est pas l’amour de l’art qui l’a amenée à l’art, mais l’amour de la vie en dépit de toutes les épreuves difficiles.

Hala Mouzannar, « Grand couteau », 120 x100 cm. Avec l’aimable autorisation de l’artiste

Autopsie de la douleur

Massive et légère, oblitérante et transparente, son œuvre ne manque pas de paradoxes. Dans ses toiles, une présence occulte de prime abord, invisible à l’œil nu, ne se révèle qu’après une longue contemplation. Seul le recul rend lisible cet empâtement sédimentaire énigmatique. Quelque chose qui relève de la géologie, de cette matière qui s’accumule sur la toile, de ces couches qui se superposent évoquant la transformation ou la cicatrisation d’une plaie et qui donne toute la densité et la profondeur à son art. La matière s’affranchit alors de ses propriétés pour explorer sa propre richesse et imposer sa présence. Le même pigment prendra une infinité d’aspects différents selon qu’il sera mêlé de sable, de poudre de marbre ou de verre, de résine ou de latex. Une matière première, la peinture à l’huile, qu’elle a mise au point après de longs essais, sans corps étranger invasif, sans farces et sans manières, et qui se donne à voir complètement, comme agrégat signifiant.

Hala Mouzannar travaille ses tableaux d’abord à l’horizontale, ensuite à la verticale : « Il m’arrive même de marcher dessus, dit-elle. Une toile peut exiger jusqu’à un an de travail, afin que l’évaporation de la peinture arrive à maturité. C’est alors que je manipule la matière avec mes mains, la déplace, la déchire ou la transforme pour obtenir le relief. »

On a du mal parfois à se frayer un chemin dans les dédales de cette œuvre foisonnante, saturée d’émotions entremêlées, mais ô combien intéressante. Contrainte à revenir sur ses propres faiblesses et ses batailles menées, sa vision intime se concentre sur le sens de sa vie, lui inspire une création intense et puissante au prix d’une mise en tension, d’une combativité et d’une lutte énergique.Déchirure, Petits couteaux, Grands couteaux, Dégradation, Chute ou Plaie, les titres/thèmes qu’elle aborde renvoient étrangement à une dissection clinique ou à une autopsie de la douleur. Mais une douleur qu’elle a finalement apprivoisée. « J’ai appris à vivre avec, avoue l’artiste, à la contrôler. Et un jour, elle est devenue apaisante, comme si elle m’élevait vers le beau. Elle m’anesthésie et en même temps me fait sentir vivante. Mes plaies sont devenues des bouquets de fleurs, des arbres, des confiseries et des papillons. »

Une passion née il y a cinq ans à peine comme un long cheminement fait d’intimes connivences entre diverses formes de langage, celui des mots, des douleurs et de l’art pictural, et qui range aujourd’hui Hala Mouzannar parmi les talents les plus prometteurs, une artiste à côté de laquelle on ne peut tout simplement pas passer.

« La chasse aux papillons »

De Hala Mouzannar. À Agial Art Gallery, rue Abdel Aziz.

Jusqu’au 14 juin 2021.

L’œuvre picturale de Hala Mouzannar se définit non comme une vocation mais comme une nécessité, le geste qui vient suppléer la parole. Pour sa première exposition en solo, La chasse aux papillons, à la galerie Agial, l’artiste a eu recours à des médiums artistiques mais surtout à la mémoire comme vecteur essentiel. Elle a saisi chaque moment, chaque passage, chaque instant vécu, a...

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