Portraits

L’enfer selon Mohammad Rabie

Nous sommes tous en enfer ; nous y avons toujours été et nous y demeurerons éternellement : c’est autour de cette idée que gravite Otared de Mohammad Rabie, l’un des romans arabes les plus marquants de la dernière décennie et dont la traduction française vient de paraître sous le titre Trois Saisons en enfer.

L’enfer selon Mohammad Rabie

D.R.

Trois saisons en enfer de Mohammad Rabie, traduit de l’arabe par Frédéric Lagrange, Actes Sud, 2021, 352 p.

2025. L’Égypte est sous occupation. Deux ans plus tôt, elle a été envahie par la République des chevaliers de Malte, un État sans territoire, composé tout simplement de « deux armées démesurées, sérieusement entraînées, dans lesquelles se mêlaient toutes les races et les nationalités du monde (…) ».

D’anciens officiers de la police égyptienne sont entrés en résistance. L’un d’eux, le colonel Ahmed Otared, un sniper, a pris position au sommet de la tour du Caire. Il n’en est pas descendu depuis presque deux ans. De là-haut, il tire, quotidiennement : sur des officiers et des soldats de l’armée ennemie, sur des collaborateurs égyptiens ; mais également sur les civils qui sont ses victimes les plus nombreuses. C’est lui le narrateur, et il nous décrit toutes ces tueries minutieusement. Toutefois, ses motivations sont obscures ; lui-même ne se demande jamais pourquoi il abat les gens, sans discrimination aucune. Et le plus troublant c’est que cette activité ne lui procure aucun plaisir. Complètement apathique, il n’est qu’un simple rouage dans une machine gigantesque, infernale, et invisible.

De fait, tous les habitants du Caire sont à la fois victimes et bourreaux. Ayant reçu l’ordre de se rendre à une réunion de la résistance, le colonel Otared quitte enfin sa tour et traverse une ville qu’il ne reconnaît plus : on vole, on viole, on se tabasse, on s’entretue, on se suicide, continuellement. Des cadavres jonchent les rues, putréfiés. Et tout cela n’est point l’œuvre des chevaliers de Malte ; c’est la population elle-même, possédée par le vertige du néant, qui semble vouloir s’annihiler dans un bain de sang.

Arrivé à son rendez-vous, Otared découvre le nouveau plan des dirigeants de la résistance. Il est à la fois simple, diabolique et absurde : tuer autant de civils que possible afin d’effrayer la population, de la réveiller et de la pousser à se révolter contre l’occupant. Ce plan grotesque est d’ailleurs un merveilleux exemple de l’humour noir et ravageur qui traverse tout le roman de Mohammad Rabie. En effet, puisque les chefs de la résistance sont d’anciens officiers de la police qui ont été humiliés par la révolution de 2011, l’on déduit aisément que leur but ultime est de se venger du peuple. À l’instar de la plupart des régimes autoritaires arabes, leur ennemi véritable est le peuple, la menace extérieure n’étant toujours qu’un prétexte pour mieux le dominer. Et le massacrer, si besoin est.

Soudainement, le récit remonte le temps. On est en 2011, en plein soulèvement populaire. Le narrateur omniscient de cette deuxième partie du roman condamne sans appel l’espoir des manifestants euphoriques, qui pensent que « l’oppression (peut) être soulevée, comme un couvercle ». Cet espoir est une maladie contagieuse. Il enferme les esprits dans un monde illusoire, les rendant incapables de voir qu’ils sont déjà en enfer ; un enfer qui semble moins intolérable que celui de 2025, mais qui, au fond, est le même.

Puis on retourne à l’année 2025. Bien que la population ne se soit pas soulevée, l’occupant est parti. De lui-même. Mais rien d’autre n’a changé : les gens continuent à s’entretuer, à se suicider, etc. Brusquement, Otared a la révélation qu’il se trouve en enfer. Que tout le monde se trouve en enfer, littéralement. Il se rend compte ensuite, petit à petit, que cet enfer est éternel, qu’il n’a ni début ni fin.

Trois Saisons en enfer est un roman dystopique d’une violence sans borne. Le sang y coule à flot, de la première à la dernière page. Les scènes de viols y abondent. Mohammad Rabie y pousse très loin sa vision hallucinée et désespérée, jusqu’à une limite presque intenable. Et pourtant, ce cauchemar nous est immédiatement familier, nous le reconnaissons sans peine. C’est le monde que nous habitons : non seulement l’Égypte mais également le monde arabe, celui d’avant et d’après les soulèvements de 2010 et 2011 – ce qui inclut donc le Liban, celui d’avant et d’après 2019. Il est peut-être temps de regarder ce monde en face, sans se voiler les yeux. Pour ce faire, il faudrait se débarrasser de cette illusion qu’on nomme espoir.

Trois saisons en enfer de Mohammad Rabie, traduit de l’arabe par Frédéric Lagrange, Actes Sud, 2021, 352 p.2025. L’Égypte est sous occupation. Deux ans plus tôt, elle a été envahie par la République des chevaliers de Malte, un État sans territoire, composé tout simplement de « deux armées démesurées, sérieusement entraînées, dans lesquelles se mêlaient toutes les races et...
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