Critiques littéraires

Jim Harrison, exilé par les dieux

Jim Harrison, exilé par les dieux

D.R.

La position du mort flottant de Jim Harrison, postface de Brice Matthieussent, traduit de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent, éditions Héros-Limite, 128 p.

Bacchus est vieux, fatigué, déprimé, malade. Il a trop bu, trop fumé, trop dévoré, trop bourlingué. Trop de whisky, de bières, de cocaïne, de grands crus comme de vins de table médiocres. La maladie rôde salement et un méchant zona l’a précipité au tapis avec une douleur de tous les instants. « Les dieux ont sans doute de bonnes raisons pour m’exiler dans cette solitude de souffrances », écrit-il dans l’un des poèmes de ce recueil, le quatorzième, qui s’achève en 2016, l’année de la crise cardiaque qui lui sera fatale. Les dieux l’ont-ils donc puni pour sa boulimie de vivre, ses appétits gargantuesques, son hubris à écrire et à écrire encore – ce que lui reprochent les médecins – des romans qui sont à l’échelle de sa démesure ?

Jim Harrison, alias Big Jim, a donc la mort aux trousses. Il le sait et veut la retarder, lui trouver une échappatoire et si possible remonter le temps. Lui qui adore les lacs, les rivières, les bains dans l’eau glacée et la nage au long cours – on le sait depuis Nageur de rivière (Flammarion, 2014) – a donc recours à la pratique de « la position du mort flottant », qui donne son titre au recueil. C’est une technique de survie pratiquée par un nageur fatigué, qui n’a plus de forces pour affronter la longue distance qu’il lui reste à parcourir. Elle consiste à faire la planche mais à l’envers, le visage tourné vers le fond de la rivière ou de la mer. Il reste ainsi immobile, en apnée, le temps de récupérer avant de cesser de faire le mort, de respirer un grand coup, et, à présent requinqué, de repartir.

« L’eau est un élément dans lequel Harrison se coule avec délice, rapporte le traducteur et écrivain Brice Matthieussent, dans une très belle postface, même si entre couler à pic et garder la tête hors de l’eau, il s’en faut parfois d’un rien, d’une pause, d’une position, celle du nageur immobile encore un instant, pour aller encore un peu plus loin. »

Les derniers poèmes de Big Jim, publiés par une petite maison suisse – on imagine la frustration de ses éditeurs habituels qui se faisaient la guerre pour avoir ses manuscrits –, sont donc une manière d’« aller encore un peu plus loin ». Et de continuer dans cette quête de lui-même qu’il a commencée dès l’adolescence. Il y mêle des souvenirs tantôt heureux tantôt douloureux, des bribes de vie qui sont de l’ordre du journal intime, des réflexions, des fulgurances qui les rapprochent des haïkus – ainsi, ce vers : « il revient aux poètes de ressusciter les dieux » – et même des prières pour ceux qui l’ont précédé sur le chemin douloureux de la poésie à hauteur de vie.

C’est pourquoi l’influence des écrivains espagnols est si forte. Ils sont pour lui une présence apaisante en ces temps de détresse et il les connaît depuis si longtemps qu’ils sont comme des frères d’armes et de douleur. Garcia Lorca, fusillé à Grenade, dont il dit : « L’Espagne ne s’est jamais remise de ce meurtre. Les dents rouges de la mort infestent ses nuits » ; Antonio Machado, dont il a longtemps cherché (en vain) la valise bourrée de poèmes qu’il a perdue, en 1938 en se réfugiant dans le sud de la France, à la fin de la guerre civile, mais aussi Mandelstam grelottant de froid dans un fossé enneigé afin d’échapper à la police stalinienne, John Keats… « Je prie même pour que Keats ne meure pas si jeune mais ait encore une trentaine d’années à vivre et écrire des poèmes à Rome ».

« Harrison se souvient d’eux tous comme s’il avait partagé leurs peines et leurs angoisses, et qu’en comparaison, les siennes semblaient soudain plus légères, presque supportables », précise Brice Matthieussent.

Et puis, l’enfance revient sans cesse. L’œil perdu à l’âge de 7 ans qui a fait de lui un enfant différent, la mort à l’adolescence de son père et de sa sœur Judith, dont il était très proche, dans un accident de voiture. On voit bien que ces blessures pour lointaines qu’elles soient n’ont pas guéri et qu’il reste l’enfant borgne et orphelin qu’il a toujours été. La vieillesse ne recoud pas les cicatrices mal refermées de l’enfance, elle les regarde simplement avec un peu plus de hauteur.

Alors, bien sûr, ils sont intensément mélancoliques ces poèmes de la tombée du soir. Comme cette prière adressée à Dieu, le Dieu chrétien, pour qu’il ressuscite Caravage, l’artiste de tous les excès, qui, mal en point lui aussi, avait peint un Bacchus malade en sortant de l’hôpital, une sorte d’autoportrait : « (…) Caravage le roi des peintres doit vivre plus longtemps, mon Dieu. À quoi bon créer un grand peintre pour qu’il meure si tôt ? »

Comme les tout derniers vers du recueil : « J’ai passé presque toute ma vie/ à construire un pont enjambant la mer,/ mais elle était trop large./ Je suis fier de ce pont/ suspendu dans le pur air marin. Machado/ m’a rendu visite et nous nous sommes assis/ au bout du pont, son idée/ (…) Assis au bord, j’agite les pieds au-dessus de/ l’abysse. Cette nuit, la lune sera sur mes genoux./ Étudier l’univers depuis mon pont,/ Voici ma tâche. J’ai le ciel, la mer, la mince/ bande verte de la forêt canadienne sur la rive lointaine. »

La position du mort flottant de Jim Harrison, postface de Brice Matthieussent, traduit de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent, éditions Héros-Limite, 128 p.Bacchus est vieux, fatigué, déprimé, malade. Il a trop bu, trop fumé, trop dévoré, trop bourlingué. Trop de whisky, de bières, de cocaïne, de grands crus comme de vins de table médiocres. La maladie rôde salement et...

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