Tout l’ordre juridique se distingue par son sang-froid et sa rationalité qui lui garantissent de pouvoir protéger le droit et d’imposer la loi dans la sérénité de l’harmonie apollinienne, loin de toute frénésie dionysiaque qui est le propre de la populace quand elle se livre au lynchage. Il n’est pas commun de voir un magistrat, respectable et respecté, changer les attributs du dieu lumineux Apollon, compagnon des muses, pour ceux de sa face ténébreuse, Dionysos/Bacchus, compagnon des ménades, des bacchantes et autres furies. Or, c’est précisément ce à quoi nous avons assisté le week-end dernier : une bacchanale, et non une perquisition, organisée par Ghada Aoun. Jadis, les ménades, en véritables furies, se livraient aux débordements les plus irrationnels durant leurs équipées dans les landes. Tenant le bâton surmonté d’une pomme de pin, elles couraient n’importe où, cheveux au vent, criant, hurlant, tuant quiconque leur barrait le chemin et lançant des cris stridents en l’honneur du dieu de la démesure. C’est ainsi qu’elles finirent par déchiqueter le pauvre Penthée et le démembrer pour l’unique raison qu’il ne voulait pas se soumettre au culte de Dionysos dans son royaume.
Le show n’avait rien à voir avec la justice et la lutte contre la corruption, du moins quant à la forme procédurale. Ceci ressemblait en tout point à une bacchanale, vulgaire parce que populiste. La justice populaire est toujours une contre-justice. Aoun s’est comportée en ménade furieuse. En guise du thyrse de Bacchus (bâton surmonté d’une pomme de pin), elle était accompagnée d’un forgeron-serrurier agitant un pied-de-biche, outil privilégié de quiconque souhaite forcer une porte. Tout le monde a pu voir le spectacle offert par la ménade libanaise et sa meute plébéienne s’en prenant furieusement à la propriété de la société Mecattaf jouant le rôle de Penthée déchiqueté par les furies. D’autres prêtresses du même culte violentèrent les médias présents sur les lieux de l’orgie populiste.
Un tel déchaînement des instincts les plus vils se rencontre sous tous les cieux quand l’État n’est plus là, quand le dieu de l’harmonie Apollon s’en va, laissant la place à l’orgiasme de son alter ego Bacchus/Dionysos. Le spectacle, suffisamment vulgaire, auquel nous avons assisté pose plusieurs interrogations quant aux enjeux et aux conséquences.
L’État de droit est-il définitivement mort au Liban ? Le droit et la loi ne sont-ils plus que des textes qui ont la valeur du papier sur lequel ils sont consignés ? Je suis l’État, le droit et la loi, semble affirmer le pouvoir exécutif. La magistrature, debout ou assise, n’est plus qu’un collège d’agents de procédure au service de telle ou telle chefferie. La référence de la vie publique n’est plus la loi mais l’allégeance, par serment de vassalité, à un chef fort, voire très fort.
C’est ainsi qu’au Ve siècle, s’était écroulé l’Empire romain d’Occident, qui fut remplacé par des États barbares : royaumes, duchés, comtés et autres baronnies du système féodal. La bacchanale de Ghada Aoun annonce-t-elle la décomposition du Liban en entités tribales où chaque groupe est dominé par l’arbitraire du chef le plus fort de la région ou de la communauté ? L’avenir nous le dira.
Les deux conséquences les plus graves portent sur le Liban comme message ainsi que sur l’image de marque des chrétiens du Liban qui, durant de longues générations, ont offert au monde une image de marque que la terre entière leur enviait. Tout cela appartiendrait désormais au passé. Le patriarche maronite Raï est conscient de la gravité de cette détérioration de l’image des chrétiens du Liban, notamment maronites, dont le rôle est déterminant dans l’existence même du pays. C’est pourquoi son appel en faveur de la libération de la volonté souveraine de l’État, de l’application de l’accord de Taëf, des résolutions internationales, doit permettre à la communauté internationale de garantir la neutralité positive du Liban.
Actuellement, c’est l’unique planche de salut. Dans le cas contraire, le pays est voué à un sort pire que celui de la Somalie. Malheureusement, le régime ne se préoccupe pas du bien commun tant il est possédé par la volonté de puissance du chef et de son lignage, comme jadis dans les royaumes barbares qui mirent fin à l’Empire romain d’Occident et firent entrer l’Europe dans un âge de ténèbres qui dura cinq siècles.
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Merci à Antoine Courban pour cet article. JOLI ! Le rapprochement entre la mythologie grecque et ce qui se passe aujourd’hui au Liban, habillement et très bien expliqué. La soumission du pouvoir contrarié par un monde qui lui échappe et, qui est constamment dans le déni, nous emmène bon gré mal gré au délitement de l’Etat. Il est vrai que la Justice populaire est expéditive et l’histoire nous la maintes fois répétée. Georges Jacques Danton, homme de loi et grand orateur, ancien ministre de la justice, et Maximilien Robespierre homme de loi aussi, ont eu la tête tronchée dans la folie ambiante condamnés par un jury populaire. Voilà où veulent nous mener Aoun son gendre, relayés par Ghada Aoun. A chaque disparition d’une civilisation c’est toujours dû à l’effondrement de l’Etat et de la justice. Dans une démonstration magistrale Antoine Courban a mis le doigt sur le mal qui ronge le pays depuis l’indépendance. On se demande quand le pays s’en sortira de ce cauchemar qui persiste en affamant le peuple pour un entêtement égocentrique ?
Le Point du Jour.
23 h 20, le 27 avril 2021