Ceci n’est pas un livre de cuisine. Encore moins un Livre Guinness des records de falafel et autres hommos dont s’enorgueillissent nos compatriotes et voisins. Anatomy of a Hummus Plate (éditions L’Orient-Le Jour) sert dans un plat à déguster à chaud les dérives d’un pays, l’incapacité de ses politiciens déficients, l’absurdité d’un système corrompu et les mésaventures d’un peuple orphelin, comme les chroniques d’une mort, hélas annoncée.
Entre dérision et autodérision, humour noir, humour triste et absurdité, le « cartoonist »/dessinateur trouve en silence ses « mots » dans un style identifiable au premier dessin, au premier coup d’œil, sans rien avoir à ajouter de plus. Tout dans ses révoltes froides et les nôtres, jusqu’au dégoût, est ainsi exprimé avec précision dans une surface qui s’étend du carré à la pleine page, avec l’humour du désespéré et celui du lucide.
En témoin qui saisit immédiatement le « défaut de la cuirasse » , Bernard Hage partage ce regard acerbe tous les samedis dans les pages de notre quotidien depuis septembre 2018 sous l’intitulé The Art of Boo et régulièrement sur les réseaux sociaux. Boo, comme un surnom qui provoque la surprise, un sursaut. « Une peur, peut-être ! Ce qui compte pour moi, confie-t-il, c’est le contenu et réussir à faire parvenir, très vite, un message. Un message drôle, ou pas, mais un message fort… » Quand il n’y a plus de mots mais que tout reste à dire et qu’il est difficile d’être encore inspiré sans se répéter, Hage, tel un équilibriste sur le fil de son dessin, s’impose certaines limites sans trahir la force de ses messages. Pas d’offenses, pas d’insultes, ou si peu, mais un ton monochrome qui hurle à sa manière et nous fait hurler de rire, une colère sans nom. « Le plus difficile, avoue-t-il, c’est d’essayer de faire rire d’une situation aussi déprimante. Ce qui a commencé pour moi comme un « hobby » est devenu un véritable défi. Celui de maintenir tous les jours le niveau de ma créativité forcément altérée par ce que nous traversons. »
Anatomie d’un pays
L’idée de compiler ses illustrations lui est venue en 2019, avant la thaoura. « J’avais presque fini, j’ai dû tout mettre en suspens. Quelques mois plus tard, j’ai repris le livre avec une mise à jour puis il y a eu la pandémie… rebelote. » Il réactualise l’ensemble avant que ne tombe comme un couperet la double explosion du 4 août. « J’ai pensé qu’il fallait me dépêcher de le finir, ce livre, avant la prochaine tragédie », avoue-t-il avec un sourire légèrement ironique perdu dans une barbe hirsute. « J’avais besoin d’avancer, de passer à autre chose. » La bande annonce, diffusée sur les réseaux sociaux où plus de 45 000 personnes le suivent à présent, même CNN qui l’a contacté depuis, donne un avant-goût de ce qu’il concocte depuis 3 ans. Toute la violente absurdité des derniers événements, le vide des discours, l’indifférence des personnalités politiques face à l’incompréhension totale des Libanais se retrouvent dans ces quelque 250 dessins comme toujours minimalistes, comme toujours à saisir au second degré. Pas de nez, pas de bouche, chez un citoyen un peu naïf, un peu idiot. Mais un bedon et une cravate chez le politicien arrogant et fat. Toute ressemblance avec des personnages ou des événements existant ou ayant existé est perceptible, et chacun s’y reconnaîtra.
Avec ce livre divisé par thèmes, qui ont fait la une de notre quotidien, Bernard Hage illustre parfaitement, avec la dose de cynisme nécessaire, cette politesse du désespoir qui nous habite, de même que la société libanaise, la politique locale, la pandémie, la double explosion au port, l’actualité internationale et d’autres sujets hors politique. Chaque détail de la mise en page, la couverture, le titre, a été soigneusement décidé par lui. Et quand on lui demande : « Pourquoi ce titre ? », il répond sans vraiment nous surprendre : « Pourquoi pas ? Je voulais quelque chose de décalé… »
Arrivé au bout de cette épopée et un peu au bout de lui-même, il avoue à sa manière : « Ce n’est pas normal qu’un homme de mon âge, 32 ans seulement, prononce autant de fois les noms de Gebran Bassil et de Riad Salamé… » Pour lui, aujourd’hui, la normalité est ailleurs. Et c’est vers d’autres cieux qui lui permettront de survivre ou plutôt de vivre qu’il souhaite s’envoler. Aujourd’hui, il pense déjà à son projet de livre sur l’histoire de l’Allemagne dessinée, à sa prochaine exposition avec Paola Yaacoub prévue en juillet à la galerie DAAD à Berlin. « Je veux partir non pas pour oublier le Liban que j’aime autant que je déteste, mais pour poursuivre ma mission de « cartoonist » et d’activiste. Je ne me sens plus assez bien ici pour être réellement productif. »
Anatomy of a Hummus Plate, qui a pu se faire grâce au soutien des éditions L’Orient-Le Jour, d’AFAC et son Artist Support Program, de l’ONG Culture Resource, (al-Mawred al-thaqafy) qui soutient la créativité artistique dans la région arabe et encourage les échanges culturels au sein de cette région et au-delà, sera vendu uniquement en ligne au Liban sur www.theartofboo.com. Et à l’étranger sur la plate-forme www.arleb.org
* La signature aura lieu demain mardi 27 avril à Souk el-Tayeb, de 17h à 20h30, avec, évidemment, une dégustation de hommos.
Bio décalée
Date de naissance
Avant l’arrivée de Nabih Berry au Parlement.
Lieu de naissance
Un pays méditerranéen trop bruyant pour sa taille et trop petit pour ses problèmes.
Études universitaires
Master en design graphique – USEK.
Certificat en amitié – d’une fille dont j’étais amoureux à l’école.
Expérience professionnelle
J’ai choisi la publicité, qui s’est avérée bien plus ennuyeuse que je ne l’aurais imaginé. J’ai donc présenté ma démission en 2012 pour me consacrer entièrement à ma carrière artistique.
Expositions
« Undressed – Society’s Reflection in Its Brand » (Artlab gallery, 2014).
« In the Dead of Night – Bedtime Stories for Grownups » (book signing and live concert, 2017).
« All the Candy in the World » (exposition d’illustrations à la Beirut Design Week, 2019).
Mon père était absent à tous ces événements.
Parutions
In the Dead of Night – Bedtime Stories for Grownups, un livre illustré d’histoires courtes et un CD de musique (2017).
Plusieurs participations dans la revue Samandal.
Plat préféré (hommos ?)
Hommos. Vraiment.
Homme politique préféré ?
Élie Ferzli. Sans lui, ma carrière aurait été un flop.
Pays des merveilles ?
L’Afghanistan. Mes repères ont clairement changé après avoir vécu 2020 au Liban.
Livre de chevet ?
Book of Longing – Leonard Cohen
Groupe musical préféré ?
Nick Cave and the Bad Seeds, Tom Waits, Leonard Cohen, Bill Callahan, Jacques Brel, Nils Frahm, Aïda Abou Jaoudé.
Un rêve ?
J’en ai plusieurs. Le plus récurrent est celui où j’arrive à l’école pieds nus.
Un désir ?
Conduire dans Beyrouth sans freiner.
Un projet ?
« A Nation’s Dream » – une bande dessinée publiée par Gebran Bassil en mai 2013.
Dessin préféré ?
Un graffiti que j’ai vu un jour à Berlin représentant une licorne avec le mot Genau (exactement).