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Nos Lecteurs ont la Parole

Mon 13 avril 1975

Je traverse l’autoroute du nord et je vous aperçois déjà, cracheuses de feu, dragons des terreurs nocturnes, sensation jubilatoire de liberté. Longtemps, je vous prenais pour des pyjamas à rayures zébrées rouges et blanches. Sensation de quiétude, de sécurité.

Chez vous, la frontière était lointaine, avec un peu de chance on pouvait entendre le bruit sourd d’un 240, tremblement imperceptible qui donne la jouissance cruelle de vivre le malheur sans y participer.

D’habitude croupissant sur la ligne verdoyante de démarcation, ces quelques kilomètres étaient pour moi une évasion. Un vent de liberté y soufflait. Mais la frontière vous a rattrapé farouchement et, vous aussi, avez goûté au vert paradis du crépitement des balles absurdes et, moi, je n’avais plus d’évasion, bloqué entre deux frontières, plongé dans le purgatoire de l’incompréhension, puisque cette guerre n’était pas la mienne. J’y étais l’étranger camusien, placide et détaché, rêveur impétueux, révolté timide.

Après la fin des crépitements, je vous ai identifié au minotaure à trois pattes. Pourquoi trois ? Parce que le surréalisme… Et puis, avec une quatrième patte l’édifice aurait tenu, à trois il était chancelant, il vacillait comme une danse contemporaine impalpable. Un triangle vous reliait au Holiday Inn avec ses trous béants, les colonnes ancestrales intouchables de Baalbeck à la retraite, et vos deux pylônes hideux comme des cigares, impuissants comme la pierre philosophale, mais magnifiquement érigés en œuvre d’art. Mais l’art s’est transformé en maladie et les sombres volutes que vous dégagiez n’avaient rien de romantique. La lumière chancelante s’éteignait peu à peu et nos poumons s’engorgeaient de vos senteurs cancéreuses.

Depuis, une quatrième, puis une cinquième patte se sont greffées à votre corps immonde pour sauvegarder l’harmonie de l’asymétrie de cette magnifique terre vouée aux crapules. La crise économique et le trou béant du port de Beyrouth ont eu raison de tous nos espoirs.

Affreuses tours de l’électricité du Liban, jumelles mais indifférentes, symboles de la guerre, de la corruption généralisée, vous me rappelez bizarrement chaque année ce 13 avril 1975 que je n’ai pas connu.

Sortez donc de votre solitude à deux, rejoignez l’histoire, dégagez de ma vue, votre place est au musée, et peut-être qu’un jour je pourrais vous admirer à la lueur d’une bougie comme un personnage tarkovskien, avec la nostalgie fausse de mon enfance, lorsque je me sentais loin de la frontière.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Je traverse l’autoroute du nord et je vous aperçois déjà, cracheuses de feu, dragons des terreurs nocturnes, sensation jubilatoire de liberté. Longtemps, je vous prenais pour des pyjamas à rayures zébrées rouges et blanches. Sensation de quiétude, de sécurité.
Chez vous, la frontière était lointaine, avec un peu de chance on pouvait entendre le bruit sourd d’un 240, tremblement...

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