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Société - Reportage

Crise du carburant : dans les méandres du marché noir au Liban-Nord

Face à l’absence de l’État, des habitants commencent à prendre en main la lutte contre la contrebande.

Crise du carburant : dans les méandres du marché noir au Liban-Nord

Les gens font la queue pour acheter du carburant dans une station-service au sud de Tripoli. Photo João Sousa/L’Orient Today

La crise grandissante du carburant a stimulé un marché noir du diesel et de l’essence au Liban-Nord, une région négligée et particulièrement touchée par les pénuries. Dans ce contexte, les habitants commencent à prendre eux-mêmes en main la lutte contre la contrebande dans les zones frontalières avec la Syrie, que certains accusent d’être responsable des pénuries de nombreux produits au Liban.

À Tripoli et dans le Akkar, une grave crise du carburant a débuté bien avant qu’elle ne gagne les stations-service de Beyrouth au cours de la semaine dernière. « Si vous faites le tour de toutes les stations-service du Liban-Nord, vous constaterez que plus de 60 % d’entre elles sont à l’arrêt depuis un mois », déclare à L’Orient Today Mohammad el-Dheiby, un activiste communautaire de la région de Minyé au nord de Tripoli. « Elles ne sont pas fermées seulement quelques jours, dans l’attente de l’arrivée d’un navire de ravitaillement. Elles sont totalement fermées depuis plus d’un mois », ajoute-t-il.

Cette situation provoque de longues files d’attente devant les rares stations qui restent ouvertes, tandis que les vendeurs à la criée de sacs de pommes de terre et de fruits le long des autoroutes au nord de Tripoli sont désormais rejoints par des dizaines de petits vendeurs de carburant au marché noir qui proposent des bouteilles en plastique contenant neuf litres de carburant. La plupart d’entre eux facturent environ 20 000 LL par bouteille pour le diesel et 30 000 LL pour l’essence. Des prix bien supérieurs à la tarification officielle du ministère de l’Énergie et de l’Eau, soit 26 400 LL pour 20 litres de diesel et 38 700 LL pour l’essence à 95 octanes. Pourtant, un petit vendeur sur le bord de la route dans la région de Mhamra (Akkar) assure faire peu de bénéfices. Interrogé par L’Orient Today, il précise, sous couvert d’anonymat, conduire sa camionnette jusqu’à Beyrouth, où il remplit son réservoir puis siphonne le carburant dans des conteneurs en plastique avant de se rendre dans une autre station-service pour recommencer l’opération. Alors que de nombreuses stations-service rationnent les quantités vendues, il affirme qu’il lui faut « cinq, six, ou sept heures pour obtenir, par exemple, 30 bidons (de 9 litres) ».

« Nous travaillons d’arrache-pied, nuit et jour, pour des bénéfices de 50 000 ou 60 000 LL. S’il y avait une alternative, personne ne ferait notre travail, mais c’est mieux que de voler », dit-il.

D’autres vendeurs indiquent avoir des fournisseurs en gros. Au rond-point central de la ville d’Abdeh au Akkar, où quatre ou cinq différents groupes étalent leurs marchandises au bord de la route, un vendeur confie avoir stocké quelque 500 conteneurs de neuf litres de diesel et d’essence en faisant allusion à « une personne à Beyrouth » qui lui fournit le carburant.

« Véritable catastrophe »

Le président du syndicat des chauffeurs de transports publics du Liban-Nord, Shadi al-Sayed, qualifie la situation du carburant dans la région de « véritable catastrophe ». « Si les stations-service sont ouvertes dans la journée, c’est seulement peut-être pour deux heures », indique-t-il. « Pendant ce temps, le diesel est vendu au marché noir partout sur la route de Tripoli au Akkar. Ils vendent les 20 litres de mazout à 45 000 LL et font de la contrebande vers la Syrie. Où est l’État ? Pourquoi ne surveille-t-il pas tout cela ? Est-ce qu’ils veulent que nous commencions à nous battre ? » ajoute le président du syndicat.

Pour mémoire

Pénurie et rationnement de carburant se confirment

Lorsque l’armée libanaise a sévi, au début du mois, contre certains vendeurs du marché noir, des manifestants ont bloqué l’autoroute au niveau du pont de Nahr el-Bared, en signe de protestation. Le vendeur de carburant de Mhamra affirme que des patrouilles de l’armée ont confisqué sa marchandise à plusieurs reprises. Dimanche dernier, les vendeurs opéraient toutefois en toute impunité sur le bord de l’autoroute sans être gênés par les forces de sécurité. L’armée n’a pas souhaité répondre aux demandes de commentaires de L’Orient Today.

Hormis les descentes de l’armée, le commerce illégal du carburant comporte d’autres risques. Une femme qui avait des conteneurs d’essence de neuf litres à vendre la semaine dernière pour 25 000 LL pièce devant son magasin de chaussures sur l’autoroute Abdé-Halba raconte qu’elle a été dévalisée à plusieurs reprises par des motocyclistes. « C’est déjà arrivé, mais nous les avons attrapés », explique à L’Orient Today le chef d’un groupe de jeunes vendeurs, qui dit avoir 18 ans et ne pas craindre les voleurs.

Qu’est-ce qui alimente la crise ?

Les fournisseurs accusent la Banque du Liban d’être à l’origine des pénuries en tardant à régler le prix des cargaisons, ce qui provoque des retards de livraison. Le carburant étant considéré comme une importation essentielle, la Banque centrale couvre 90 % de la valeur des importations en dollars, et les importateurs la remboursent au taux officiel de 1 500 LL pour un dollar. Cependant, les réserves en devises diminuent et l’avenir du programme des subventions demeure incertain.

Selon Marc Daou, un analyste spécialisé dans le secteur de l’énergie et dont la famille possède une chaîne de stations-service, il est possible que la BDL retarde les paiements des cargaisons de carburant afin de préserver ses dollars.

Mais au-delà des raisons financières qui justifient le retard, nombreux sont ceux qui en invoquent de plus insidieuses. Le syndicaliste Sayed et l’activiste communautaire Dheiby soulignent que certaines stations-service fournissent leurs produits aux vendeurs du marché noir pour obtenir un prix plus élevé. Certains vendeurs du marché noir imputent, pour leur part, les pénuries de carburant dans le nord à la contrebande. « Tout va en Syrie », estime le chef du groupe de jeunes vendeurs de carburant à Abdé.

Un jeune garçon vendant du carburant sur le bord de la route au Liban-Nord. Photo João Sousa/L’Orient Today

Quand les habitants se font justice

Parallèlement à l’essor du marché noir, la crise de carburant suscite un nombre croissant d’actions directes de la part des habitants des zones frontalières de la Syrie, pour lutter contre la contrebande. À plusieurs reprises au cours du mois de mars, des groupes de locaux ont intercepté des camions de contrebandiers présumés et ont fait appel à l’armée ou confisqué les produits.

Pour leur part, des militants du Akkar ont posté des vidéos d’habitants du village de Takrit munis de bidons pour faire le plein de diesel et d’essence transportés dans un camion qui avait été arrêté par un groupe de jeunes gens de la région. « Ce sera le sort de tous les contrebandiers qui exploitent les gens et font du trafic vers la Syrie », assure l’un des jeunes sur la vidéo, alors que d’autres se pressent autour du camion derrière lui.

Jeudi dernier, deux hommes du quartier de Beddaoui ont intercepté le camion d’un contrebandier présumé dans lequel tout un compartiment était rempli de carburant. Un des hommes qui ont arrêté le camion, Issa Ali Naaman, affirme à L’Orient Today qu’il a garé sa voiture devant la remorque puis a exigé que le chauffeur lui remette les clés et fait appel à une unité des services de renseignements de l’armée. « S’ils veulent se battre, nous pouvons nous battre aussi. Mais là, nous sommes pacifiques », dit-il.

Pour Issa Ali Naaman, l’opération relève de la légitime défense. « Nous avons besoin de cette essence, nous avons besoin de ce carburant, nous avons besoin de tout ce qui entre de manière illégale en Syrie », martèle-t-il.

Un activiste de la région montagneuse défavorisée de Denniyé, Nasser Taleb, signale, de son coté, que lui-même et d’autres militants de la région ont fait une descente dans des entrepôts où des marchands stockaient des produits alimentaires subventionnés et les ont forcés à les vendre à la population locale. Il ajoute être prêt à agir de même avec ceux qui font de la contrebande de carburant. « Nous bloquerons la route de tout camion de contrebande et ferons en sorte que l’État nous appuie (…) S’il n’y a pas d’État pour nous protéger, nous nous protégerons nous-mêmes », assure-t-il.

Selon Mohammad el-Dheiby, la situation pourrait facilement déraper, et la montée en puissance des unités d’autodéfense est le résultat naturel de la négligence générale du gouvernement vis-à-vis des zones frontalières, qui remonte à bien avant la crise économique. « Ces passeurs sont toujours protégés par des gangs et par leurs propres communautés qui bénéficient de la contrebande. Il faut donc s’attendre à de nombreux incidents sécuritaires dans les zones rurales au cours de la période à venir », avertit-il.

De retour à Abdeh, le jeune homme qui dit avoir stocké 500 bidons de carburant chez lui affirme, lui aussi, s’attendre à une situation encore plus chaotique dans le pays dans les mois à venir. « Nous allons en enfer, conclut-il. Aujourd’hui, nous n’en sommes qu’à mi-chemin. »

(Cet article a été originellement publié en anglais par L’Orient Today le 12 avril 2021).

La crise grandissante du carburant a stimulé un marché noir du diesel et de l’essence au Liban-Nord, une région négligée et particulièrement touchée par les pénuries. Dans ce contexte, les habitants commencent à prendre eux-mêmes en main la lutte contre la contrebande dans les zones frontalières avec la Syrie, que certains accusent d’être responsable des pénuries de nombreux...

commentaires (4)

LE LIBAN NORD, TRIPOLI ET SES ENVIRONS ET LE AKKAR SONT LES LAISSES POUR COMPTE DEPUIS DES DECENIES ET CEUX QUI SOUFFRENT LE PLUS CAR TRANSFORMES EN UNE REGION DE MENDIANTS AFFAMES. C,EST DE LA QUE VA VENIR LE GRAND SOULEVEMENT. ILS SERONT LA DERAA DU LIBAN.

LA LIBRE EXPRESSION

19 h 26, le 14 avril 2021

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Commentaires (4)

  • LE LIBAN NORD, TRIPOLI ET SES ENVIRONS ET LE AKKAR SONT LES LAISSES POUR COMPTE DEPUIS DES DECENIES ET CEUX QUI SOUFFRENT LE PLUS CAR TRANSFORMES EN UNE REGION DE MENDIANTS AFFAMES. C,EST DE LA QUE VA VENIR LE GRAND SOULEVEMENT. ILS SERONT LA DERAA DU LIBAN.

    LA LIBRE EXPRESSION

    19 h 26, le 14 avril 2021

  • Ils n’ont pas suffisamment de force de l’ordre pour monter la garde aux frontières alors qu’il s’agit de la vie ou de la mort des citoyens. Ils sont par contre très efficaces pour arrêter les manifestants qui réclament leurs droits. Ils continuent d’obéir aux ordres des vendus et nous assomment avec des déclarations sur leur loyauté envers le pays. Ils se reconnaîtront et ils ne devront pas être fiers de leurs agissements.

    Sissi zayyat

    11 h 23, le 14 avril 2021

  • Qui protège les contrebandiers? Pourquoi vous ne l’écrivez pas une fois pour toutes? Tout le monde en a marre de cette langue de bois des médias qui semblent de plus en plus lâches

    Lecteur excédé par la censure

    08 h 33, le 14 avril 2021

  • comment se fai-il que de simples citoyens puissent arrêter des contrebandiers alors que les forces de l'ordre en sont incapables? Une seule explication: c'est que ces dernières ont reçu l'ordre de ne pas le faire!

    Yves Prevost

    07 h 27, le 14 avril 2021

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