Le dossier de la défaillance dans l’exécution des infrastructures d’assainissement des eaux usées a refait surface hier, dans le cadre d’une enquête pour corruption, gaspillage de fonds publics et enrichissement illicite. La commission spéciale d’investigation (CSI) de la Banque du Liban a accepté la levée du secret bancaire sur les comptes du président du Conseil du développement et de la reconstruction (CDR), Nabil Jisr, ainsi que sur ceux d’ingénieurs, conseillers et entrepreneurs collaborant avec lui. La décision de lever le secret bancaire des comptes de M. Jisr et de ses collaborateurs fait suite à une demande en ce sens formulée par l’avocat général près la Cour de cassation, Ghassan Khoury, qui s’est fondé sur les poursuites engagées par le procureur général financier Ali Ibrahim auprès du premier juge d’instruction de Beyrouth par intérim, Charbel Abou Samra. Celui-ci devrait entendre les prévenus lors d’une audience fixée au 30 mars. Maître d’ouvrage des chantiers des stations d’épuration, le CDR avait investi des centaines de millions de dollars, notamment prêtés par des organismes internationaux, en vue d’apporter des solutions à la pollution bactériologique catastrophique qui souille l’ensemble du littoral. Mais à ce jour, la plupart des eaux usées continuent de se déverser dans la Méditerranée car les stations d’épuration ne sont toujours pas connectées aux réseaux d’égouts...
Une plainte mi-novembre 2019
L’origine de cette affaire remonte à mi-novembre 2019, quand le journaliste Salem Zahran a soumis au parquet de cassation une dénonciation judiciaire sur la base de laquelle le juge Ghassan Khoury a procédé à une enquête. Celui-ci a notamment interrogé des cadres du CDR et des professionnels collaborant avec l’organisme, affirme une source judiciaire interrogée par L’Orient-Le Jour. Le juge Khoury a ensuite établi un rapport qu’il a communiqué au procureur financier, Ali Ibrahim, lequel a déféré le dossier à l’avocat général près du parquet financier, Jean Tannous. En octobre 2020, le parquet a enclenché une action publique auprès du premier juge d’instruction de Beyrouth, Charbel Abou Samra, en se basant sur les investigations menées. À la question de savoir pourquoi l’audience de M. Abou Samra intervient si longtemps après l’engagement des poursuites, et pourquoi aujourd’hui, la source judiciaire interrogée affirme que ce décalage n’est dû qu’aux contraintes imposées par la crise sanitaire. La date a été choisie dès que les mesures de déconfinement ont été annoncées début mars, indique-t-elle, soulignant qu’un dossier d’une telle importance ne peut être traité à travers des audiences en ligne. Pour ne pas risquer l’intrusion de personnes qui leur viendraient en aide, les prévenus, au nombre de neuf, doivent nécessairement se présenter devant le juge, explicite cette même source, qui affirme qu’ils seront interrogés durant la même journée, pour éviter toute communication entre eux sur base de leurs déclarations respectives. Certains des prévenus sont accusés de ne pas avoir mené à bien l’exécution du projet d’assainissement, d’autres de ne pas avoir surveillé cette mise en œuvre.
Plus d’un milliard de dollars de gaspillage
Une autre source proche du dossier affirme que « cette affaire de corruption par excellence » a impliqué le gaspillage d’1,2 milliard de dollars. Les enquêteurs ont eu recours à une société d’ingénierie française, Apave, qui a procédé à l’inspection technique des stations d’épuration et du système d’assainissement, indique cette source, précisant que le groupe français a présenté un rapport accablant, dans lequel il est fait état tant de corruption que de défectuosités dans les installations, les rendant non opérationnelles. Les réseaux d’égouts sont pratiquement inexistants, observe la source, se désolant que « 23 stations (à Tripoli, Nabatiyé, Jeb Jennine, Saghbine, Baalbeck, Ghadir, Jiyyé…) aient été construites inutilement, la plupart n’étant pas raccordée à un système d’égouts ». Un des auteurs du rapport d’Apave aurait assuré que si les travaux de construction de canalisations destinées à l’évacuation des eaux usées étaient entamés maintenant, ils ne s’achèveraient pas avant dix ou quinze ans. D’ici là, les stations d’épuration ne seraient plus fonctionnelles, estime la source précitée. Celle-ci révèle par ailleurs que lors des concertations qui ont précédé la tenue de la Conférence économique pour le développement par les réformes et avec les entreprises (CEDRE) à Paris, le CDR avait réclamé un budget de 3 milliards de dollars pour la construction du système d’égouts. Ajouté à la somme déjà dépensée, ce montant représenterait une somme colossale si on le répartit par rapport au nombre d’habitants au Liban, fait observer la source. Le système d’assainissement coûterait ainsi 600 USD par individu, alors que le prix standard n’est que de 97 dollars, selon des estimations d’études de l’Union européenne.
Le scandale réside en outre dans la conclusion de contrats de maintenance des stations d’épuration alors que celles-ci ne sont même pas opérationnelles. Selon la source précitée, depuis que ces stations ont été installées il y a de nombreuses années (certaines ont été achevées en 2004), des contrats annuels variant entre 1 et 3 millions de dollars sont conclus pour soi-disant entretenir les équipements.
L’OLJ a tenté d’entrer en contact avec le président du CDR, Nabil Jisr, qui n’a pas répondu aux sollicitations.
Reste à savoir quelle suite sera donnée à ce dossier judiciaire de corruption. Aboutira-t-il à l’élucidation des faits et à la sanction des coupables ? Ou sera-t-il enfoui dans les tiroirs ? Selon la procédure, chacune des personnes convoquées le 30 mars pourrait soit être inculpée, soit bénéficier d’un non-lieu. Le juge Abou Samra transmettra ses décisions au procureur financier qui devra donner son avis. Un avis non contraignant pour le juge d’instruction qui, en cas de divergence avec le procureur général financier, pourrait toutefois voir ses décisions contestées devant la Chambre des mises en accusation. En cas d’inculpation, les dossiers seront transmis à la Cour criminelle de Beyrouth s’il s’agit de crimes, et au juge unique pénal de Beyrouth s’il s’agit de délits. Si la justice suit son cours...
Le CDR vient de nier complètement ces informations infondées. D'où vient cette information ? De Salem Zahraan ?
21 h 27, le 23 mars 2021