Aux alentours d’Amara, la capitale de la province de Missane, la steppe aride laisse peu à peu place à un vaste champ marécageux. Cette immense zone humide appelée les marais d’Ahwar s’étend au-delà de la frontière qui sépare l’Irak de l’Iran. Au sud, elle se prolonge jusqu’à la rencontre du Tigre et de l’Euphrate pour former le Chatt el-Arab qui se jette dans les eaux du Golfe. Dans ce labyrinthe de joncs et de canaux, des milliers d’oiseaux viennent trouver refuge et se ressourcer avant d’entamer leurs migrations. Mais c’est aussi dans ce décor étrange que se déroule un sinistre trafic : le braconnage de flamants roses. Bien qu’illégale, cette activité se perpétue depuis des décennies. Les grands échassiers roses n’ont que peu de défense à opposer aux braconniers qui emploient de gigantesques filets déposés au fond de l’eau avant de les soulever et de prendre des dizaines de bêtes. « Les chasseurs emploient les gros moyens. Ils nivellent les fonds de l’eau pour former une mare de cinquante centimètres de fond. Ils y laissent un filet sous l’eau et déposent des aliments dont les oiseaux raffolent. Puis ils s’éloignent et attendent que les proies soient assez nombreuses avant de soulever brusquement leurs rets. Ils peuvent capturer des milliers d’oiseaux en procédant ainsi chaque année. Pas seulement des flamants, d’ailleurs », explique le docteur Hamoudi, un habitant d’Amara et militant écologiste de la première heure. Ce passionné de vie sauvage emploie son temps libre à protéger la faune des marais. Souvent, il rachète des animaux capturés pour les relâcher dans la nature. Taxidermiste amateur, il a empaillé plusieurs animaux retrouvés morts, dont la fameuse loutre des marais.
Missane est l’une des provinces les plus pauvres d’Irak, avec un taux de dépense par habitant parmi les plus bas du pays et un taux d’analphabétisme avoisinant les 31 % et à peine 7 % des jeunes inscrits au collège. Dans ces conditions, les activités informelles, notamment criminelles, comme le braconnage, sont des alternatives assurant la survie de nombreuses familles. Capturés, les volatiles ont deux destins possibles : finir plumés et découpés avant d’être vendus pour leur chair, ou bien être gardés captifs et se voir rachetés par des habitants assez fortunés souhaitant embellir leur jardin d’un trophée vivant. Moustapha Ahmad Ali est l’un de ces revendeurs d’oiseaux. Son échoppe est une volière nauséabonde où des dizaines d’espèces d’oiseaux se lorgnent à travers les grilles de leurs cages. Tourterelles, perruches, martinets, colombes… toutes sortes de volatiles sauvages destinés à la consommation ou la captivité.
« Ça embellit notre jardin et ça impressionne les voisins »
« Ce sont des flamants que vous cherchez ? demande Moustapha sans ciller. Venez donc chez moi cet après-midi ! » Sur le toit de sa maison, qui se situe dans l’un des quartiers les plus pauvres de la ville, il a aménagé un appentis dans lequel il enferme ses flamants avant de les revendre. « L’été, il fait si chaud que beaucoup de flamants meurent. À la saison humide, lorsqu’ils arrivent dans les marais pendant leur migration, j’en vends parfois une dizaine par mois, à environ 35 000 dinars par paire d’oiseaux (environ 20 dollars américains). » Des acheteurs viennent même parfois du Golfe pour s’en procurer et les mettre dans leurs jardins. Mais il n’y a pas besoin d’aller jusqu’en Arabie saoudite pour trouver des flamants captifs. À Amara, ils sont plusieurs à exhiber avec fierté leurs « animaux de compagnie ». Ahmad Ali est l’un d’entre eux. Dans sa demeure nichée au cœur d’une palmeraie, il a installé deux flamants au pied de sa fontaine dans un jardin d’une centaine de mètres carrés. « C’est mon frère qui me les a offerts. Ça embellit notre jardin et ça impressionne les voisins », dit-il. Dans la pénombre où filtre une lumière fluorescente, deux flamants observent la scène, inquiets. Une des bêtes est immobilisée. « C’est la femelle ; elle est arrivée blessée », explique-t-il, avant d’admettre qu’il n’est pas sûr qu’elle s’en remettra. Soudain, Ahmad se lance et tente d’attraper un des flamants pour l’exhiber sous l’œil amusé de ses enfants. Le flamant mâle, qui peut encore courir, tente de l’esquiver avant de se faire attraper par le cou. Impuissant, il essaye de mordre son geôlier, sans grand succès. « Ici ils sont bien, il y a de l’eau avec la fontaine. J’espère qu’ils survivront », ajoute Ahmad. Dans une autre oasis, Ali Abou Hussein détient des flamants depuis sept ans. Ce fermier garde ses oiseaux dans sa cour, mais les laisse sortir se rafraîchir dans le ruisseau près de sa maison. « Ils ont été complètement domestiqués. Ils pourraient s’enfuir mais sont toujours revenus », avoue Ali. Moins farouches et apeurés, les oiseaux sont tout de même hostiles à toute approche.
« On vend le flamant sous le manteau »
D’après le docteur Hamoudi, ce trafic perdure dans les marais du fait de l’absence de contrôle efficace. La police environnementale étant sous équipée et n’ayant pas assez d’effectifs, elle ne parvient pas à couvrir l’immensité de la zone où les braconniers opèrent. Beaucoup d’entre eux, qui organisent par ailleurs toutes sortes de trafics vers l’Iran, sont armés et issus de tribus puissantes. Par les marais transitent des armes, de la drogue et toute sorte de produits échappant au contrôle de l’État. « Contrôler plus de 8 000 km2 de marécages n’est pas une tâche facile. Malgré notre collaboration avec la police fluviale, nous ne pouvons pas endiguer le phénomène », explique Feras Salim, le chef de la police environnementale.
Sur les étals du marché d’Amara, le gibier d’eau est exhibé de façon ostentatoire, mais aucune trace de flamants. « Vous n’en trouverez pas ici, avoue un vendeur de canards sauvages préférant ne pas décliner son identité. La vérité, c’est que depuis quelques années, vendre de la chair de flamant rose n’est pas bien vu. Il y a eu toute une campagne de sensibilisation par des militants écologistes et depuis, on vend le flamant sous le manteau. »
Dans la soirée toutefois, une famille de commerçants prépare le gibier pour le marché du lendemain. Dans un sous-sol, quatre femmes plument des dizaines de canards sauvages. Dans un coin de la pièce, quatre cadavres de flamants gisent, les ailes, pattes et cou arrachés. « On va les plumer après. Leur viande n’est pas la meilleure car ce sont des oiseaux qui vivent dans la vase, mais leur cervelle est succulente ! » avoue la doyenne.
Bande d écervelés criminels et analphabètes
02 h 46, le 23 mars 2021