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Lifestyle - La carte du tendre

Avant la disgrâce

Avant la disgrâce

Skieurs aux Cèdres à la fin des années 1930. Collection Georges Boustany

Ici finit le domaine des hommes ; ici commence celui du ciel. Ce cèdre surgissant d’une sérénité immaculée fait penser à l’instant où fut créé l’univers. Sereinement assis au bord du torrent de l’histoire qui gronde sans le faire ciller, ce témoin immémorial pourrait être l’arbre généalogique de l’humanité. Il est l’emblème de notre montagne consacrée dans les Écritures, le fil d’Ariane de notre nation, son nord magnétique. Ici, la neige semble se confondre avec les nuages, mais c’est parce que l’image est en tons de gris. En réalité, il fait beau et bleu, c’est le calme avant une nouvelle tempête ; d’ailleurs, sur son flanc nord, le géant porte encore quelques amas blancs laissés par la précédente. Les stratus montent insensiblement de la mer ; c’est le moment où les températures relativement clémentes attirent les amateurs de ski. Les voilà tout autour, qui s’essaient à ce sport nouveau. Nous sommes à la fin des années 1930, et c’est avec beaucoup de précautions qu’ils tentent d’apprivoiser une pente douce. Il n’y a pas encore de remontée mécanique : une fois parvenu au bas de la piste, il faudra rejoindre le sommet à pied, les planches sur les épaules.

Le pionnier du ski au Liban se nommait Ramez Ghazzaoui : rentré de Suisse en 1913, il s’essaya aux joies de la glisse à Aley. Mais ce n’est qu’une décennie plus tard, sous le mandat, que des Français se lancent à l’assaut du Sannine enneigé. Vue de Beyrouth, la montagne a l’air d’un gros ours accueillant, presque à portée de main, un vrai chant des sirènes pour les amateurs d’exploits. L’anecdote, rapportée des années plus tard dans L’Orient*, vaut le détour. Les alpinistes démarrent de Baskinta, dont les habitants tentent de les dissuader : personne n’a jamais osé pénétrer dans cette immensité inconnue en plein hiver. Le guide les accompagne jusqu’au pied de la montagne, mais refusera énergiquement de les conduire au sommet qu’ils finiront par atteindre après six heures de marche sur une croûte glacée et sournoise : dans la descente, leurs jambes vont sans cesse s’y enliser comme pour les punir de cette profanation. Dès lors, le pèlerinage hivernal du Sannine devient un défi à relever pour tout sportif digne de ce nom, jusqu’au jour où un Alsacien débarque avec ses planches de ski : le sport opère son retour définitif au Mont Liban. Le cercle d’amateurs va rapidement s’élargir, on fait venir l’équipement de France, les commerces comme Orosdi-Back ou Marcel Outin s’emparent de cette activité ; pour les montagnards jadis calfeutrés chez eux, l’hiver devient l’occasion de gagner sa vie. En 1934, Aimée Kettaneh, Andrée Khasho, Mounir Itani et Maurice Tabet fondent le premier club de ski au Liban qu’ils baptisent Le Club libanais. Au moment où cette photo a été prise, on compte déjà quatre domaines skiables. Le plus important se situe aux Cèdres, où deux hôtels peuvent loger cent à cent cinquante skieurs. Le site attire même des touristes venus de Palestine et d’Égypte. On y trouve une école avec un seul moniteur qui enseigne les bases du sport. Située à 1 900 mètres d’altitude, la station dispose d’un enneigement qui se prolonge jusqu’au mois de juin. Mais les remontées mécaniques ne seront installées que dans les années 1950 : en attendant, l’ascension de plusieurs heures jusqu’au sommet s’effectue à pied…

Excursion en train pour 60 piastres

Offrant, elle, l’avantage d’être proche de Beyrouth et située à 1 700 m d’altitude, la station de Khan Sannine offre des hôtels rudimentaires, mais reçoit une clientèle de week-end de plus en plus nombreuse. En 1938, il faut deux à trois heures de montée à pied pour atteindre le sommet situé à 2 600 mètres, point de départ de nombreuses pistes « dont la plus longue permet de rejoindre Zahlé par une descente de 10 km », comme le signale le journaliste.

Troisième site recensé en 1938, le mont Hermon « est à égale distance de Beyrouth et de Damas, et offre des champs de ski peu fréquentés, mais il ne dispose d’aucun hôtel, et les skieurs doivent se loger chez l’habitant, à Rachaya ». Là aussi, il faut deux heures de marche exténuantes pour atteindre le sommet. Le point le plus proche de Beyrouth est Dahr el-Baïdar, « à trois quarts d’heure d’auto par une excellente route asphaltée ». Mais son altitude de 1 500 à 2 000 m ne permet d’y pratiquer le ski que deux mois par an. Sa proximité de Beyrouth attire beaucoup de visiteurs, et la « Ligue maritime et coloniale française » y organise, pour 60 piastres par personne, des excursions en train les dimanches : le départ est prévu au port de Beyrouth à 8h50 et l’arrivée au Baïdar à midi. Le train quitte ensuite Baïdar à 17h pour un retour à Beyrouth-port à 19h30. « On envisage même, vu le nombre de visiteurs, d’y construire un remonte-pente (téléski) qui doit fonctionner l’année suivante », précise également L’Orient. Principale actrice de l’essor du ski au Liban, la SET (Société d’encouragement au tourisme) a déjà financé, en 1938, la construction de refuges aux Cèdres et à Sannine construits par la section Levant du Club alpin français. On planifie également l’édification d’un chalet au mont Kneisseh, à une heure de marche du terminus de la route, « ce qui permettra de l’atteindre samedi après-midi et d’avoir toute la journée du dimanche à passer sur les versants du mont Hermon ». On connaît la suite : les guerres israélo-arabes stériliseront tout développement sur l’Hermon qui aurait pu être un domaine de premier plan.

En cette année 2021, le ski au Liban, en déclin depuis deux décennies en raison d’hivers de plus en plus brefs, est en train de subir le coup de grâce avec le confinement et la crise économique. Du train où vont les choses, la neige qui a donné son nom à notre pays ne sera bientôt plus qu’une légende. Mais ce n’est là qu’une des plaies qui s’acharnent sur cette terre tombée en disgrâce.

(*) L’Orient du 3 juillet 1938

Auteur d’« Avant d’oublier » (éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène, toutes les deux semaines, visiter le Liban du siècle dernier à travers une photographie de sa collection. Un voyage entre nostalgie et émotion, à la découverte d’un pays disparu.

Ici finit le domaine des hommes ; ici commence celui du ciel. Ce cèdre surgissant d’une sérénité immaculée fait penser à l’instant où fut créé l’univers. Sereinement assis au bord du torrent de l’histoire qui gronde sans le faire ciller, ce témoin immémorial pourrait être l’arbre généalogique de l’humanité. Il est l’emblème de notre montagne consacrée dans les...

commentaires (6)

défavorisés, pardon!

Politiquement incorrect(e)

21 h 53, le 25 avril 2021

Tous les commentaires

Commentaires (6)

  • défavorisés, pardon!

    Politiquement incorrect(e)

    21 h 53, le 25 avril 2021

  • Dommage que le ski au Liban n'ait été qu'un privilège réservé aux "élites", à la jeunesse dorée. Ceux-là même qui aujourd'hui sont partis vers des horizons plus cléments et profitent de leur fortune volée ou héritée. Il y a aussi les gamins défavorisée des villes, moins chanceux qui se baignent à Saint Balech et qui n'ont jamais vu de vraie neige!

    Politiquement incorrect(e)

    18 h 37, le 25 avril 2021

  • La situation en France pour faire du ski n'est pourtant pas tres bonne non plus. Une belle photo qui montre la chute de la France depuis 1930 ...

    Stes David

    11 h 20, le 22 mars 2021

  • PRIERE LIRE GEAGEA. LE CLAVIER ME TRAHIT TRES SOUVENT DERNIEREMENT. PEUT ETRE IL A BESOIN DE NETTOYAGE OU PLUTOT DE MAINTENANCE.

    LA LIBRE EXPRESSION

    11 h 24, le 21 mars 2021

  • DU TEMPS OU IL Y AVAIT ENCORE UN LIBAN JUSQU,A L,AVENEMENT DES MERCENAIRES ET PUIS DE LA BETISE DE GRAGRA ET DE HARIRI DE PROPULSER LA CAPORAL SUR LA CHAISE. ET LE PARAVENT CPL... ET DEPUIS LE LIBAN N,EST PLUS !

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 18, le 21 mars 2021

  • """ICI FINIT LE DOMAINE DES HOMMES ; ICI COMMENCE CELUI DU CIEL. CE CEDRE SURGISSANT D’UNE SERENITE IMMACULEE FAIT PENSER A L’INSTANT OU FUT CREE L’UNIVERS. SEREINEMENT ASSIS AU BORD DU TORRENT DE L’HISTOIRE QUI GRONDE SANS LE FAIRE CILLER, CE TEMOIN IMMEMORIAL POURRAIT ETRE L’ARBRE GENEALOGIQUE DE L’HUMANITE""". En ces temps-là, le cèdre était beau. J’ai rarement vu une si belle forme sur une poudreuse, sauf au domaine d’un seigneur britannique au cœur de la Grande-Bretagne, si majestueux, et si photogénique. A cette altitude, on est des voisins. On peut même entendre le Seigneur nous dire : Qu’avez-vous fait de mon cèdre ?

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    02 h 09, le 20 mars 2021

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