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Nos Lecteurs ont la Parole

La Constitution : avant Taëf, après Taëf...

Des palabres depuis l’accord d’entente nationale de Taëf de la part de légalistes, et je ne dis pas juristes, à propos de l’accord n’ont aucun rapport rationnel avec cet accord, sa genèse, ni son contenu effectif et ce qu’il a véritablement apporté à l’édifice constitutionnel libanais. L’investigation sérieuse montre toute l’imposture depuis 1990 pour légitimer l’occupation et instaurer une hégémonie sectaire subordonnée à l’occupation.

L’apport substantiel de l’accord de Taëf réside dans l’arrêt des guerres au Liban, couvertes par des palabres et dialogues constitutionnels internes. Comment en finir sans vainqueur ni vaincu ?

L’accord de Taëf n’a pas institué une seconde république, ni introduit des changements majeurs aux constantes de l’édifice constitutionnel libanais. L’accord de Taëf apporte au contraire confirmation et réaffirmation des constantes, de la nature du régime parlementaire pluraliste libanais, surtout dans le préambule de la Constitution, le rôle du président de la République qualifié de « chef de l’État » (art. 49) et les perspectives d’évolution de la règle de discrimination positive, ou quota.

Dans un article récent on prétend que « les choses ont changé après Taëf de fond en comble ! » (an-Nahar, 27/1/2021). Rien n’a profondément changé, mais tout a été bouleversé en rapport direct avec l’occupation, par le biais d’une hégémonie sectaire subordonnée à l’extérieur.

1. Avant l’accord de Taëf, les Libanais avaient élaboré au niveau officiel ou semi-officiel 14 accords d’entente nationale sans que ces ententes internes ne débouchent sur l’arrêt des guerres multinationales au Liban entre 1975 et 1990, car il fallait, outre l’entente interne, un consensus régional et international. Ce fut exactement le cas dans le cadre des traités d’Utrecht (1713-1715) aux Pays-Bas lorsqu’un diplomate dit aux Hollandais après 30 ans de conflits : « Nous ferons la paix chez vous, pour vous et sans vous ! » (Maurice Braure, Histoire des Pays-Bas, PUF, « Que sais-je ? »,

n° 490, 1974, 128 p., p. 71).

2. Pourquoi l’insistance permanente sur l’accord de Taëf comme s’il avait institué d’autres règles en opposition complète avec les normes fondamentales ? L’explication réside dans la psychologie historique. Il faut bien qu’il y ait changement après des guerres « pour les autres » et justifier dans les mentalités la résistance, les combats, les milices… Le dilemme résidait dans l’élaboration d’un document où nul ne serait ni vainqueur ni vaincu ! Le Liban est le pays des victoires impossibles, piégées ou endossées ! La clause unique dans l’accord de Taëf, véritablement nouvelle et imposée, est celle relative au « redéploiement des forces armées syriennes ». Le président Hafez el-Assad aurait rédigé de sa propre main cette clause qu’il était prohibé de discuter et qui a provoqué l’éclatement du comité arabe de médiation.

Durant toute la période depuis l’accord de Taëf et jusqu’au retrait des forces armées syriennes en 2005, il était même prohibé de faire officiellement allusion à cet accord, non pour des motifs d’équilibres internes, mais pour oublier le problème de l’évacuation de l’armée syrienne ! Le ministre Marwan Hamadé l’explique en détail au cours de la séance parlementaire du 28/2/2005 :

« Chargé de rédiger l’introduction de la déclaration ministérielle, j’ai effectué la rédaction puis montré le texte au président martyr Rafic Hariri qui approuve le texte à l’exception d’une seule page que je tiens à révéler aux Libanais, page que le président Hariri a lancée au panier près de son bureau. Ébahi, je lui demande : “Où me suis-je trompé, président ?” La page en question contient une ligne unique qui confirme nos fondements nationaux de base et en référence justement à l’accord de Taëf. Le président martyr me regarde et dit : “Marwan, tu viens de citer l’accord de Taëf, veux-tu nous faire liquider ?” » L’accord de Taëf sur lequel nous avons édifié notre paix civile n’est donc plus un fondement, mais désormais du domaine de l’interdit et du tabou.

« Il sert aujourd’hui de couverture à d’autres machinations. Pourquoi ? Est-ce parce qu’il mentionne la décentralisation administrative ou l’indépendance de la magistrature ? C’est de la blague ! Non, parce qu’il indique, parmi toutes les échéances, des évacuations syriennes qui n’ont pas eu lieu et qui ne devaient pas, suivant les intentions, avoir lieu, et parce qu’il évoque la dissociation entre l’aspect militaire et l’exercice du pouvoir politique, ce qui n’a pas eu lieu, et tout le contraire a été exécuté. Veux-tu nous faire liquider, Marwan ? Depuis ce temps, Rafic Hariri était menacé, parce que toute velléité pour un semblant d’indépendance libanaise allait se répercuter sur lui et sur nous tous par un ensemble de désastres » (séance parlementaire du 28/2/2005 et al-Mustaqbal, 1/3/2005).

3. Préambule de la Constitution : il confirme toutes les constantes nationales : pacte, vivre-ensemble, « patrie définitive pour tous ses fils », « appartenance et identité arabes », « séparation des pouvoirs », « développement équilibré », dépassement du confessionnalisme, engagement aux chartes internationales des droits de l’homme…

4. Formation des gouvernements : l’étude exhaustive de Khaled Kabbani, référence incontournable, montre la persistance des normes qui régissent tout régime parlementaire, dont la séparation des pouvoirs (an-Nahar, 23/1/2021).

5. « Président de la République, chef de l’État » : tout le dilemme dans la genèse de l’accord de Taëf réside dans la recherche d’un équilibre impossible entre les trois hautes magistratures de l’État. À des périodes différentes, 14 propositions ont été formulées en vue d’opérer un équilibre ou l’égalité entre les trois plus hautes magistratures qui sont pourtant différentes par leurs attributions et leur symbolisme. Ce fut durant le 11e round des négociations libano-syriennes (18 janvier au 26 mars et 10 mai 1987) engagées par April Glaspie, en faveur des communautés maronite, sunnite, chiite et accessoirement druze. L’impossibilité de résoudre cette quadrature du cercle se manifeste pleinement dans le cadre de la médiation constitutionnelle allemande-vaticane-européenne à la suite de l’accord tripartite de Damas du 28/12/1985, du 24/9 au 3/10/1986 (A. Messarra, La médiation constitutionnelle allemande-vaticane-européenne…, Fondation libanaise pour la paix civile permanente, série Documents, n° 197, 2e éd. augmentée, 2019, 202 p.).

L’aboutissement dans l’accord de Taëf et l’amendement constitutionnel de 1990 furent la consécration du rôle du président de la République, autrefois pleinement assumé par le président Fouad Chéhab qui, en toute circonstance, exhibait al-Kitâb (Le Livre ou la Constitution). L’art. 49 dispose : « Le président de la République est le chef de l’État », « il veille (yashar) au respect de la Constitution ». Il est le seul à prêter le serment constitutionnel. Dans un régime parlementaire pluraliste à balance multiple comme celui du Liban, l’édifice constitutionnel ne peut être régulé que par une présidence de la République au-dessus de l’idéologie des salâhiyyât (attributions) et des rapports de force.

5. Vetocratie au lieu de cabinet exécutoire : la formation des gouvernements depuis l’accord de Taëf sert à légitimer une hégémonie sectaire dans le régime parlementaire pluraliste libanais, une vetocratie ou « minority control » subordonnée à l’occupation. Or le pouvoir exécutif dans le régime constitutionnel libanais est qualifié de sulta ijrâ’iyya (pouvoir exécutoire), c’est-à-dire qui fait en sorte que les choses fonctionnent, selon Lisan al-‘arab, tout comme les jugements exécutoires des tribunaux. Former des cabinets représentant des mi-parlements viole le principe de la séparation des pouvoirs et l’exigence de solidarité ministérielle et consacre des ententes interélites aux dépens du droit et de l’intérêt général. Il n’y a dans l’art. 65 de la Constitution ni thulth (tiers) ni ta’tîl (blocage), mais exigence de majorité qualifiée pour 14 affaires nommément désignées. Cet article est un chef-d’œuvre de l’imagination constitutionnelle en perspective comparée et internationale. Il vise à éviter à la fois l’abus de majorité et l’abus de minorité.

6. La parité de représentation, l’art. 95 et la discrimination positive : l’adoption de la parité de représentation (articles 24 et 95), la « non-réservation d’une quelconque fonction à une communauté déterminée tout en respectant les principes de spécialisation et de compétence » (art. 95 B), et la formation d’un « comité national (…) pour étudier et proposer les moyens permettant de supprimer le confessionnalisme (art. 95) ou le confessionnalisme politique se situent dans la perspective d’évolution endogène de la règle de discrimination positive. Ces dispositions ne contredisent nullement toute gouvernance rationalisée de la règle du quota, en conformité avec la pratique durant le mandat du président Fouad Chéhab. Ces dispositions sont en pleine continuité avec le pacte de 1943 et de la première déclaration ministérielle de l’indépendance en 1943 du président Riad el-Solh. On occulte la partie importante du discours de Riad el-Solh, avec sa répétition à deux reprises de “prédisposition” et “préparation” :

« L’heure où nous pourrons supprimer le confessionnalisme est celle d’un éveil national général et béni dans l’histoire du Liban. Nous allons œuvrer pour que cette heure soit proche avec l’aide de Dieu. Il est naturel que cette réalisation exige prédisposition et préparation (tawhîd wa i’dâd) dans différents domaines et nous allons tous œuvrer, pour la prédisposition et préparation, afin que toute personne soit pleinement sécurisée dans la réalisation de ce grave (khatîr) objectif national. »

Absolument tout dans l’accord de Taëf constitue une rectification de « perceptions, jugeotes et suppositions », confirmation de constantes et renonciation « à des velléités triomphalistes ou à un sentiment d’étrangeté que le Liban ne peut supporter » et aussi à la perception de « minorités libanaises en cohabitation » (Fouad Siniora, an-Nahar, 30/1/2021).

Ce qui est arrivé et arrive après l’accord de Taëf ? Au lieu de la concrétisation des constantes constitutionnelles libanaises, on a manipulé et instrumentalisé le pacte de Taëf pour instaurer une hégémonie sectaire subordonnée à l’occupation. Toute organisation, comme le corps humain (l’œil, l’estomac, le cœur…), comporte ses pathologies et ses thérapies qui se proposent de rétablir le bon fonctionnement.

On a repéré, dévoilé, cherché laborieusement, théorisé, médiatisé à outrance… toutes les pathologies du régime constitutionnel libanais ! On a pollué les notions les plus riches de la philosophie politique pour instaurer une hégémonie sectaire par la vetocratie et la théorie d’origine israélienne, développée par Sammy Smooha, de « minority control ». Et des intellectuels sont venus donner leur bénédiction à ces pratiques cancérigènes, accusant le « système » au lieu de dénoncer l’imposture. Des personnes qui se prétendent constitutionnalistes n’ont rien lu depuis les années 1970 sur les régimes parlementaires pluralistes, ni suivi aucun développement des travaux sur ces sociétés, ni au Liban ni ailleurs.

Antoine MESSARRA

Ancien membre du Conseil

constitutionnel, 2009-2019

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